Ryoshima- Par excés de zèle ft. Akio

Elle n’en démord pas.
Plus têtue que ça, Umi. Et encore. Quand il était revenu en ville trois ans auparavant avec sa mule — celle-là qu’il avait dû vendre afin de financer les premiers mois de son loyer et la période nécessaire à son installation en tant qu’artiste —, il pensait à l’époque avoir connu la créature la plus bornée des Cinq Cités, au point que son trajet depuis le nord du Bloc s’était plus apparenté à un parcours du combattant méandreux qu’à une promenade de santé. Il avait même cru devoir renoncer à transporter ses quelques affaires sur le dos de l’animal et poursuivre de lui-même en tractant un petit chariot. Trouver acquéreur pour une pareille bourrique avait d’ailleurs relevé du miracle, si bien qu’il se serait presque senti coupable vis-à-vis de l’acheteur en question s’il n’avait pas d’abord été ô combien soulagé. Puis voilà qu’à présent, il éprouvait une pétiole de regret à l’aune de son jugement, désormais rectifié, quant à savoir qui d’Umi ou d’Églantine tenait la palme de l’obstination. L’avantage d’Umi, c’est qu’elle n’aurait probablement eu rien à faire de ces archives.
Cependant, Akio n’a pas réagi que déjà une illumination semble frapper l’inventrice sur l’étoile de son front. Se gardant bien de trahir une quelconque crainte au sujet de cette nouvelle lubie qu’elle s’apprête à lui sortir — à ce stade, il n’est plus certain de pouvoir l’anticiper — il l’observe alors perdre sa contenance avec un étonnement non-feint, détourner le vif-argent de ses yeux avant de relâcher honteusement sa pensée couplée d’une promesse qui, sur le coup, n’est pas sans arranger l’espion. Devrait-il la reprendre derechef, de manière à éviter de reconnaître qu’il lui a menti ? Lui en voudrait-elle si tel est le cas, même si sa propre hypothèse paraît la satisfaire pour l’instant ? Nier risquerait à l’inverse de lui faire faire machine arrière... comme lorsque Umi rebroussait chemin d’elle-même après qu’il se fût échiné à lui construire un gué stable pour ses sabots. Mais fût-ce ce souvenir ou la réalité de l’instant qui lui fit baisser la tête de gêne ? Un peu des deux sans conteste, tant la marque de la stupidité s’était imprimée sur son front.
« Oh, je vous en saurai gré... » se borne-t-il néanmoins à répondre d’une voix apaisée, de quoi lui signifier qu’il n’y a pas de mal pour autant et que ce malentendu touche à sa fin. Aussi longue soit-elle.

Le choix du repas semble en revanche poser moins question puisqu’elle opte d’emblée pour la diversité. Nulle mention d’un aliment détesté ni d’allergies, ce qui conforte Shimada dans l’idée qu’elle n’est guère difficile — ou juste curieuse. Pourtant, ses connaissances de la culture ryoshimaise ne transpirent pas dans ses manières et, à en juger par ses centres d’intérêt, elle n’a pas non plus l’air versée dans les expérimentations exotiques. C’est même étonnant qu’elle soit restée à Ryoshima si longtemps après la soirée du théâtre, si ce n’est parce qu’elle y accompagnait sa famille ? N’a-t-elle pas un travail à honorer, une passion à nourrir de l’autre côté du ciel, dans un laboratoire d’Alryon ? Le quotidien des riches étrangers est parfois si détonant qu’Akio ne sait se le représenter. L’appel lui fait relever la tête ; en face la rose est redevenue elle-même, spontanée, le ton bohème. Elle n’habite pas un jardin, songe-t-il alors dans le silence au bout de son point, son monde est une prairie.
« Si... si, un peu. »
Admettre qu’il est vraiment affamé manquerait de convenance à son goût, pourtant sa voix tressaute comme si un sourire menaçait d’y fleurir et, hélant la serveuse d’un « Excusez-moi ! », il lui liste ensuite depuis la carte un assortiment de légumes marinés, de tranches de poissons crues, des spécialités variées à base de riz gluant, de yuba, d’algues et de mollusques cultivés dans les lacs aux environs de la Cité. Malgré son air surpris devant le nombre de plats commandés pour seulement deux personnes, il lui fait grâce d’une explication confuse et penche plutôt pour un regard innocent avant de revenir à Églantine une fois la demoiselle repartie.
« Avec cela, vous aurez une belle palette de saveurs à déguster, acquiesce-t-il avant de reprendre une gorgée de thé. Et que comptez-vous faire après ? Non pas après ce déjeuner, mais, hm, plus largement : avez-vous déjà pris le temps de parcourir le Bloc ou de visiter des industries ? L’ingénierie d’ici n’est peut-être pas la plus avancée, mais certaines techniques pourraient peut-être vous intéresser..? »
Autre que l’art de soulever les tatamis, on s’entend.

Je constate que maître Shimada approuve mon idée. J'en suis pas peu fière, pour ma part je lui fais confiance dans la sélection des plats. Je suis de toutes façons incapable de déchiffrer la carte ou les paroles de la serveuses dans la langue locale. Le thé suffira à me faire patienter le temps que tout arrive.

Je hoche la tête, effectivement je suis restée à Ryoshima avant tout pour voir ses spécificités techniques.

-C'est prévu. Je visite des ateliers industriels du Bloc. Surtout ceux autour de la métallurgie.

Il a l'air assez intéressé par le sujet, je commence à lui exposer les différences fondamentales entre les pratiques des ateliers alryonnais et ceux locaux. Du fait que l'on ne conçoit pas les alliages de la même manière, que les aciers suivent des recettes différentes mais un traitement en forge différent. Les subtilités de la manufacture et des assemblages. J'aime beaucoup ma vieille bouilloire rouge mais ce n'est pas la même chose que celles produites sur ce bloc. Je développe encore le sujet plus en avant jusqu'à ce que la serveuse commence à amener les plats.

Ils sont tous servis dans une vaisselle fine et peinte délicatement, des motifs géométriques et des fleurs délicates se cotoient et se cachent sous des mets soigneusement disposés.

-Il y a un ordre particulier pour commencer ?

Je suis contente d'avoir pu m'entrainer avec des baguettes ces derniers jours, je ne crois pas que l'établissement ait d'autres couverts à disposition.

Ainsi donc, le terme « ingénierie » est un petit miracle d’appât pour l’esprit de cette Églantine, songe le peintre tandis qu’il l’écoute s’enfoncer à pieds joints dans ses explications auxquelles lui-même n’entrave guère plus de la moitié. Il ne saurait dire ce qui l’amuse le plus, néanmoins ; la manière qu’elle a de parler de ses prédilections en oubliant le reste du monde autour d’elle — est-ce que c’est cela que subit Yosano quand il se met à lui raconter par le menu la nouvelle œuvre artistique qu’il a en tête ? — ou bien son absence totale de remise en question dès lors qu’on lui en pose sur ce sujet précis.
La métallurgie, Akio n’y connaît rien, et c’est peu dire. Zane n’étant point féru d’armes ou de machineries, ses enseignements quant à l’art des forges ou des caravelles sont demeurés succincts et son disciple, peu versé dans la chose à son initiative, s’en est tenu à ces bases. La distinction entre un alliage de mauvais fers et l’acier d’une lame légendaire ? Sa couleur, peut-être ? Il n’en est pas assuré. Hormis que certains métaux réagissent au contact de poisons, il ignore tout de leurs propriétés. Pour autant il prête une oreille consciencieuses à cette demoiselle passionnée ; au fond, ce n’est pas parce qu’il a orienté le sujet exprès pour l’occuper qu’il n’est pas un tant soit peu intéressé par ce qu’elle aurait à lui apprendre, puisqu’un jour qui sait, cela pourrait bien lui sauver la vie. Et elle parle parle parle et lui écoute écoute écoute, hoche la tête parfois, sirote son thé pour masquer la risette qui lui vient lorsqu’elle évoque sa vieille bouilloire rouge. C’est presque dommage qu’elle ne soit pas de Ryoshima ; s’il avait besoin d’enquêter sur quelque affaire ayant rapport avec une industrie de métallurgie, elle aurait pu se révéler utile, quoique les nobles de la Cour impériale n’aient que peu d’accointance avec les ouvriers des manufactures.

Après un moment le monologue cède cependant la place aux plats, comme si tout à coup la lourdeur et la poussière des métaux laissaient apparaître un art tout autre et ô combien plus périssable. Parce que la cuisine ryoshimaise met un point d’honneur à se déguster d’abord avec les yeux, la réputation de l’Ippachi à ce jeu n’est plus à prouver : tranches lisses et généreuses, bouillons limpides et riz immaculé, accords des couleurs et profondeur des tons, Shimada embrasse tout d’un regard d’esthète. La plus infime particule de lumière posée sur la couverture luisante d’un œuf de poisson a sa nécessité et sa beauté. Une émotion qui se reflète dans ses yeux — et tant pis si on le prend pour un vorace prêt à tout engloutir au nom de sa faim — juste avant qu’il ne remercie la serveuse qui s’échappe de nouveau en s’inclinant.
« L’ordre qu’il vous plaira, Nobara san », précise-t-il en ne sachant lui-même par quoi commencer. « La petite coupelle vide devant vous sert y à placer vos aliments avant de les manger. Et on salue tout d’abord… — joignant les mains en prière autour de ses baguettes, il approfondit ce geste devenu habitude — …itadakimasu. »
Suite à quoi il laisse filer un temps bref afin de l’observer se comporter avec ses couverts insolites. Pas sûr que le restaurant soit pourvu de ces tridents de métal miniatures qu’affectionnent les sirènes et les marâtres alryonnaises.
« Vous vous débrouillez très bien. »
C’est sincère.
Et venant de lui, c’est aussi rare.