Pégasus vaincra ! - Avril 156

Durant la treizième année après la Dislocation,  Isvall fut la dernière cité à rejoindre l'Alliance connue aujourd'hui sous le nom de l'Alliance des Cinq Cités. La mère de Saga, fine connaisseuse d'histoire, racontait souvent que cette année marqua également la transformation du régime isvallien en une matriarchie. Une année riche de bouleversement pour  Isvall.  Au fil des années, des discussions determinèrent la mise en place d'une série de compétitions et de célébrations destinés à mettre en scène cette alliance politique, désormais plus que centenaire.

La course de pégases organisée sur le bloc de Fujinokawa à laquelle Saga s'était rendu en faisait partie. Son maintien avait été décidé en dépit de l'incident du théâtre. Modifier la machine bien huilée des célébrations rituelles de l'Alliance à cause d'une troupe d'arbalètriers mené par un orateur masqué aurait été ajouter du poids à leurs propos. Elle ne doutait pas que les ryoshimais travaillaient d'arrache-pied pour retrouver la trace de l'orateur masqué et  interroger les individus capturés. La Logsögumadr avait reçu de nombreux courriers de ses amies, diplomates et agents à travers Terreciel qui l'avait aidée à se faire une idée plus ou moins exacte des conséquences.

En particulier, la lecture des lettres de Alexander Galloway lui offrait un échappatoire, un moment d'évasion à ses devoirs de Logsögumadr. Il aurait très bien pu écrire un roman d'aventure avec toutes les péripéties qu'il décrivait ! Elle pensait que les imprimeurs seraient sûrement interessés par un récit tiré d'expériences réelles. Malheureusement, les ambitions du jeune homme semblaient le guider sur une autre voie pour le moment. Quel dommage !

Faute d'avoir des occasions d'aventures, Saga se contentera dans le cadre de ses fonctions de cheffe de cité-mère d'assister à la course de pégase aux côtés d'autres dignitaires de haut rang. Leurs présences seraient le symbole renouvelé d'unité de l'Alliance depuis plus d'une centaine d'années. Les dieux et déesses avaient été volontiers joueur avec la destinée des membres de la maison au pouvoir, les Ashikawa. L'Empereur Ashikawa Shigeru et sa fille ainée avaient tous les deux rejoints leurs ancêtres. Ils laissaient derrière eux une impératrice douarière et un Empereur mis à l'écart de la cour, formé dans un monastère.

Les machinations politiques internes à Ryoshima ne devaient pas être faciles à apréhender pour le jeune Empereur qui s'était distingué au cours de son apparition publique au théâtre. Il était certainement sous-estimé dans l'ombre de sa mère, fine politicienne. Elle allait avoir l'occasion de revoir l'impératrice douarière et peut-être apercevoir ce furtif Empereur. Saga disposait de témoignages de premières mains sur lui. Elle se souvenait des lettres de la douce Silje Arondottir rencontrée à l’occasion d’une visite rendue à son père pour discuter d’affaires. La jeune fille lui avait abondamment fait le récit des plantes ryoshimaises et du jeune Empereur. Saga était curieuse de l'idée qu'elle se ferait de lui en le voyant.

Avec ces pensées à l’esprit et bien entourée de ses gardes rapprochées et conseillers, elle avait pris place sur la caravelle d'honneur destiné aux nobles de haut rang et autres représentants. Ses habits soigneusement apprêtés pour l’occasion officielle demeuraient dans le style pragmatique traditionnel d’Isvall. Ils indiquaient avec sobriété son rôle de dirigeante de la cité-mère et de ses blocs. Beauté martiale, à l’extrême opposé des standards alryonais, elle rayonnait dans sa robe et la fourrure posée sur ses épaules. Ils avaient une fonction pratique en même temps que de respecter le protocole vestimentaire qui va de pair avec une apparition publique.

Elle connaissait bien le rituel savamment orchestré de la course pour avoir assisté à un certain nombres de ces évènements. Elle restait impressionnée par la prouesse technique et financière de déployer toutes ces caravelles pour permettre au public d’assister aux courses. Sur cette file de vaisseaux aériens disposés le long du parcours, elle pouvait distinguer la foule confiné aux ponts des caravelles. Ils n’attendaient qu’une chose avec ferveur : le début de la compétition, le départ de leurs cavaliers favoris. Ils crieraient le nom de ceux qu’ils supportaient. Pour beaucoup d’entre eux, ils n’étaient pas ses sujets mais restaient des citoyens des Cinq Cités.

Encore une apparition publique. Takeo ne savait guère comment réagir à cela - bon à vrai dire peut-être qu’en son for très intérieur il pensait, encore une corvée. D’un côté, il aimait voir des gens normaux, et non pas seulement les nobles de sa cour, ou pire, les milliers de domestiques qui s’affairaient autour de lui ;  mais de l’autre..il n’aimait pas se montrer. Il y avait la cicatrice, bien sûr ; il y avait cette pression de ne pas être aussi charismatique et volontaire que son père, de faire honte à ses ancêtres ; et puis il y avait cette simple donnée, pas forcément anodine  : c’était sa première apparition depuis l’attentat du théâtre. Il n’était pas prêt d’oublier cette soirée plutôt..riche en émotions, la peur pour les spectateurs, sa discussion avec l’orateur, les arbalètes pointées sur lui et Nehir ; la discussion avec cette dernière aussi, tout aussi riche en émotion. La discussion avec Mère aussi. C’était un ensemble, confus, douloureux ;quelque chose qui d’un côté le rendait un peu réticent à l’idée de pointer encore le bout de son nez dehors. Son humiliation au festival culinaire, l’attentat au théâtre..il se sentait dans son bon droit de se demander quelle horreur l’attendrait encore à cette sortie, fût-elle pour une course de pégases.

Mais d’un autre côté, cela envoyait un certain message : celui qu’il ne se laissait pas impressionner. C’était..important aussi, supposait-il.Il devait..il devait continuer. Au minimum, rassurer les habitants de Ryoshima,peut-être de Fujinokawa aussi ; montrer qu’il était fort, qu’il n’allait pas se cacher de honte suite aux paroles de l’orateur masqué.Que pour le moment il faisait de son mieux ; que peut-être des choses changeraient, plus tard - cependant, à  présent il était sur une des immenses caravelles affrétées pour l’occasion. Il se sentait déjà un peu oppressé par la foule qui s’y amassait déjà - c’était terrible. Mais il devait être fort.

“Mère, je crois que c’est la Logsögumadr, par là-bas. Peut-être devrions-nous aller la saluer ?” suggéra-t-il, à voix basse, en ryoshimais.  Il ne connaissait pas encore la dirigeante d’Isvall, sinon de réputation, et était un peu curieux. En plus..quels impolis feraient-ils s’ils ne venaient pas saluer une autre dirigeante ? D’autant plus que les relations entre Isvall et Ryoshima n’étaient pas si mauvaises, plutôt proche d’un certain intérêt réciproque; hors de question de tout ficher par terre par une bourde.

Nous étions en avril 156, et les Jenkins n’avaient toujours pas dépassé la première étape de leur voyage. Ce qui aurait dû n'être que pour quelques semaines était parti pour durer de mois … et pour une fois, Violet ne s’en plaignait pas. Elle avait avec elle Alexander qui ajoutait du sel à n’importe quelle situation, surtout à présent que leur petit secret était partagé. Cet homme qui aurait dû l’entraver lui offrait une liberté bien supérieure à celle dont elle aurait pu rêver en son absence, et elle lui en était fort reconnaissante. Elle lui en était d’autant plus reconnaissante qu’il paraissait avoir l’entière confiance de ses parents, et savait brosser tout le monde dans le sens du poil, si bien que seul Percy semblait encore avoir une dent contre lui, chat mal léché.
Lord et Lady Jenkins multipliaient les visites mondaines, et Violet avait l’impression d’avoir rencontré toutes les maisons nobles ryoshimaises. La jeune fille avait pourtant pu aussi profiter de bains de nature, et de la tranquillité de ce bloc tout à fait à part, et elle en sortait rassérénée. Elle appréciait Ryoshima pour son calme et ses odeurs. Elle aurait aimé revoir, cependant, le peintre des fiançailles, mais n’avait aucune idée de comment le retrouver, et n’était pas certaine de vouloir s’expliquer à ce sujet si elle commençait à le rechercher. Alors, tant pis.
Lorsque l’invitation pour cette course de pégases arriva, Violet eut une intuition: c'était pour cela que l’on restait si longtemps. Les Jenkins avaient déjà assisté à ces courses, évidemment, mais cette année, c’était un peu différent: il y avait eu les attentat, tout d’abord, et ensuite, Edmund était fiancé, et la rumeur courait que Percy le serait bientôt à une ryoshimaise justement (même si son frère ne disait jamais rien à ce sujet). Il ne restait donc plus qu’elle à marier, et quoi de mieux qu’une course de prestige, regroupant les têtes couronnées de l’Alliance des Cinq, et tous les nobles qui passaient par là, n’est-ce pas ?

Oh, s’ils savaient …

Violet, pourtant, n’avait pas protesté. Elle s’était laissée préparer, à la mode alryonnaise, et arborait une robe au tissu luxueux parcouru de délicates fleurs brodées sur un fond écru. La taille, modelée, flattait sa minceur, et le doux chignon en lequel ses cheveux étaient remontés, accrochés grâce à un peigne orné de fleurs et de pégases, mettait en valeur son port gracieux et son visage aux traits harmonieux. Sa coiffure était terminée par un chapeau, lui-même orné de fleurs, qui raffinait encore sa mise. Arrivée avec toute sa famille, elle était secondé d’Alexander sur cette caravelle où tout le beau monde se pavanait avant le début de la course. Évidemment, par de discrets signaux, toute la famille avait très vite repéré que différents dirigeants étaient présents, mais surtout, Violet avait très bien vu sa mère lancer des regards appuyés vers certaines familles nobles, qui, ô surprise, avaient toutes un fils à marier, ou un veuf cherchant à se faire voler son coeur à nouveau. La jeune fille, évidemment, se prêterait au jeu. Enfin, c’était ce qu’elle pensait, jusqu’à ce qu’Alexander ne lui offre son bras, et ne l’entraîne un peu plus loin.
A vrai dire, pendant un instant, Violet crut que c’était une ruse: elle avait quelque peu abordé avec le jeune homme le poids qui pesait sur ses épaules durant ces sorties, et son non-désir de se marier. Comme il avait la confiance de sa famille, elle n’aurait pas été surprise qu’il la subtilise simplement pour aller se balader, se rapprocher du bastingage, et profiter de la course comme d’un moment de pur divertissement. Il s’avéra assez vite que ce n’était absolument pas le cas, alors qu’il se dirigeait droit vers des isvalliens. Voulait-il en effet lui présenter quelqu’un qu’il connaissait, la laissant entrer un peu plus dans sa sphère ? La jeune fille s’en voyait flattée, et adressa un sourire dérobé à son garde du corps, qui ne s’en aperçut absolument pas.
Ce sourire se figea, cependant, lorsqu’il passa entre les gardes, la menant tout droit à Saga Ragnardottìr, la Logsögumadr Isavallienne qu’il salua dans leur langue aux accents rugueux, avant de la tutoyer comme une amie de longue date. Violet, de son côté, avait senti son cœur accélérer, son sang tempêter à ses oreilles alors qu’elle crispait sa main sur le bras d’Alexander, extrêmement déstabilisée.
Evidemment, elle effectua une révérence parfaite, profonde et toute en souplesse, qui lui permit surtout d’échapper un instant aux regards qu'elle sentait peser un peu sur eux. Elle mourrait d’envie de se cacher derrière Alexander qui ne lui en laissa absolument pas le loisir, la présentant immédiatement à la dirigeante d’Isvall.
Évidemment, la jeune noble disparut immédiatement en une nouvelle révérence, exprimant ainsi tout l’honneur qui lui était fait de voir sa présence tolérée par une telle figure tutélaire. In petto, cependant, elle maudissait Alexander, son sens des surprises et de l’à propos, et se jura de lui écraser le pied à un moment pour se venger d’avoir encore une fois fait caracoler son cœur à un rythme qu’aucun être humain ne pourrait supporter bien longtemps. N’aurait-il pas pu lui dire, ce fieffé coquin, qu’il connaissait la Logsögumadr ?
En attendant, elle bénissait l’étiquette de ne pas avoir à parler avant que la Logsögumadr ne l’y invite, car sa gorge était si sèche que rien d’autre qu’un miaulement étouffé n’aurait pu en sortir tant elle était surprise et impressionnée à la fois. Et elle ne se doutait pas qu’elle n’était pas au bout de ses surprises.

Sa résidence diplomatique de Fujinokawa avait receptionné il y a quelques jours la lettre de son vieil ami Alcjänder.  Ce dernier lui faisait savoir sa présence à la course de pégase officielle du bloc colonial ryoshimais le plus réputé. Idéalement placé entre Isvall et Ryoshima, le temps de trajet était le même pour les voyageurs des deux cités-mère. L'oursonne n'avait malheureusement pas fait le voyage avec elle et sa suite. Un cadeau d'oncle griffon provenant de New Cresthill ? Hekla appréciera sûrement qu'Alecjänder lui aura dégotté parce qu'elle comprenait quel était le véritable trésor : sa présence temporaire au domaine de la Logsögumadr !

Ledit oncle Griffon, à son bras une jeune femme, louvoyait entre les invités dans sa direction. Il fut autorisé à l'approcher après que ses gardes eurent évalués sérieusement le danger représenté par la jeune femme. Soldats et soldates chevronnés, ils ne négligeaient aucun invité qui s'approchaient. Alecjänder semblait jaillir adulte de sa coquille parés des plus magnifiques paires d'ailes qu'on puisse trouver sur Terreciel. Il se fendit de revendiquer par le tutoiement une amitié de longue date en public. Le griffon avait toujours eu le goût du risque quitte à y perdre des plumes.

Saga n'ignorait pas qu'en revendiquant publiquement connaître intimement la Logsogumadr, il deviendrait un moyen privilégié pour entrer dans le cercle des connaissances de la Logsögumadr. Alecjänder aura l'opportunité de nouer un réseau de liens fragiles, qu'il lui reviendra de consolider. Il avait bien appris de ses mentors semble-t-il. Ce n'était pas pour déplaire à l'ourse malgré son avertissement de bien distinguer ce qu'elle pourrait faire pour lui en tant qu'amie et ce qu'elle pourrait faire en tant que Logsögumadr.

La jeune femme qu'il lui présentait, une noble alryonaise fille du Duc Jenkins. Un nom qui résonne familièrement à ses oreilles. La famille, qui appartenait politiquement au courant des conservateurs sur Alryon, avait des affaires sur Isvall. Les motifs floraux qu'elle voyait sur sa robe et sur ses bijoux lui fit penser brièvement à Silje qui ne tariassait pas de l'entretenir dans ses lettres des plantes ryoshimaises. Elle s'interrogea sur les motivations d'Alecjänder à la présenter publiquement à la dirigeante d'Isvall. L'ourse est intriguée par la ruche présentée par le griffon. Que contenait-t-elle comme surprise ?

"Heik ok sæl Alecjänder. Les vents m'ont été favorables pendant mon voyage, mon vieil ami. Les vents qui te portent semblent toujours t'emmener sur des chemins, pour le moins, surprenants. Je t'enverrais une invitation que j'étendrai à la jeune femme dans les jours prochains."

"Joie et Santé, Lady Jenkins. J'espère que les vents vous seront favorables. C'est un noble périple que vous entreprenez là. J'aurais du plaisir à entendre des nouvelles d'Alryon et à ce que vous me contiez votre voyage et vos découvertes. Isvall est-elle votre prochaine destination, Lady Jenkins ?"

Une ourse attentive à ses paroles. Voilà ce qu'on gagnait à être présentée par un griffon. Elle avait remarqué la présence de l'Empereur et de la douairière. Devait-t-elle pimenter les présentations faites par le griffon en suggérant à Lady Jenkins d'en faire également le récit à l'Empereur ?

Voilà une invitation singulière. Le genre qui est impossible à refuser. La dernière célébration du genre a été... tu ne diras pas catastrophique, mais des indésirables ont légèrement saboté la fête. Quelques princes et empereurs mis en danger, ça arrive tous les jours, c'est bien connu.
Autant dire que tu as renforcé la sécurité autant que possible. Surtout pour l'empereur (et la tienne). Tu as tes priorités et elles sont claires. S'il doit y avoir des problèmes, tu sais très bien qui protéger.

"En effet. Tous les dirigeants devraient être présents."  

Ce qui sera amusant. Très amusant et intéressant. Mais il est important de garder des relations cordiales avec les autres cités. Au moins en apparence.

"Et c'est une excellente suggestion."  

La politesse est importante. Question de principe. Tu invites ton fils à te suivre pour aller la rencontrer, elle et la petite troupe qui se forme.

"Madame Ragnardottir. Ravie de vous voir en forme. "  

Comme toujours. Le contraire serait étonnant.

"Monsieur Fey. Dois-je dire que votre présence ici ne me surprend point ?"  

Un homme d'action, rien d'étonnant. Et un faux nom, oui, mais celui qu'il t'avais donné. Tu joue le jeu, voila tout.

"Nous vous remercions pour l'invitation et avons hâte de découvrir ce que vous avez préparé. Je ne crains ne jamais avoir rencontré la demoiselle, pouvez-vous nous la présenter ?"  

Tu as pris les devants, connaissant la timidité - pour ne pas dire trouillardise - de ton fils, mais c'était maintenant a lui de prendre la suite. De montrer au moins un semblant de détermination.