[Alryon] Entre roses et violettes (Violet)

Ils ne tarderaient pas à partir en voyage, Violet le sentait. Le manoir Jenkins bourdonnait d’activité, et tous s’affairaient sans cesse. Et cela voulait aussi dire une chose: il y avait quelques visites à faire, avant.
C’est donc Lord et Lady Jenkins accompagnés de leur fille, les jumeaux ayant réussi à se dispenser de ce déplacement, qui arrivèrent peu avant le repas de midi sur ce bloc non loin d’Alryon. Ce n’était certes pas la première fois qu’ils venaient: c’était ici que résidait un oncle de Lord jenkins dont ce dernier était l’unique héritier. Il était donc important de maintenir d’excellentes relations avec ce vieillard bougon, afin que celui-ci ne décide pas au gré d’une lubie de donner tout ce qu’il possédait à une oeuvre de charité, ou pire (quelle ironie, ne pouvait s'empêcher de soupirer Violet) à ses employés fidèles (qui l'auraient pourtant bien mérité pour parvenir à supporter au quotidien ce caractère exécrable, trouvait la jeune noble).
En effet, la jeune fille ne portait pas cet oncle lointain dans son coeur: celui-ci, très à cheval sur les convenances, semblait toujours avoir quelque chose à redire sur tout et sur chacun. Ainsi, il ne cessait de ronchonner, et les compliments étaient plus rares qu’apercevoir le lutin au pied de l’arc-en-ciel. La plupart du temps, il reprochait à Violet sa minceur (elle était trop frêle pour porter une descendance), sa coiffure (seules les putains portaient ainsi leurs cheveux détachés), et bien d’autres choses encore. Pourtant, parfois, elle avait saisi chez le vieil homme des éclairs de sympathie alors qu’il parlait de botanique ou de machines volantes. Il avait dans son manoir une pièce remplie de maquettes qui fascinait Violet. Et aucune ne ressemblait à une caravelle, ce qui rendait cela plus incroyable encore …
Quoiqu’il en soir, ils étaient là aujourd’hui pour rendre leurs hommages au vieil homme, que Violet découvrit quelque peu affaibli par rapport à la dernière fois qu’elle l’avait vu. Il avait fait préparer un grand repas, à l’ancienne mode, pour lequel elle n’imaginait pas les ordres qui avaient été donnés au personnel. Lorsque celui-ci fut terminé, Violet sollicita la permission d’aller se promener dans le jardin. Comme elle connaissait la maison depuis toute petite, et qu’ils étaient seuls, ceci lui fut accordé, et elle enfila sa cape fourrée afin d’échapper aux grandes pièces où rien ne bougeait, où tout semblait sombre et morne.
L’air extérieur vivifia son pas jusqu’au parc: il faisait frais en Alryon en cette saison, et l’absence de ville importante dans ce bloc renforçait cette impression. La jeune femme salua gentiment chaque membre du personnel qu’elle croisa, prenant le temps d’admirer les plantations qui renaissaient. La jeune noble aimait cette partie de l’année, fugace, où les branches nues voyaient apparaître de frêles bourgeons allant du vert tendre au rose sombre. Ceux-ci disparaîtraient vite, laissant la place aux feuilles, aux fleurs ou aux fruits, mais il était toujours beau, selon elle, de voir les prémices de la renaissance à laquelle ils allaient assister dans quelques semaines. Doucement, elle progressait dans les allées, s'éloignant parfois un peu des chemins pour aller inspecter telle ou telle plante, en profitant de l’air pur. Les moments de solitude en extérieur étaient rares, il n’y avait bien qu’ici, en pleine campagne qu’elle pouvait rêver en profiter !
C’est en arrivant près de la roseraie qu’elle ralentit le plus. Elle aimait ces fleurs, et surtout leur variété. Cet oncle en avait une très belle collection, et c’était un plaisir infini que de venir s'enivrer de leur odeur quand venait la saison. Pour l’instant, il y avait surtout des tiges et des épines … Et une chansonnette qui s’élevait du sol, où s’affairait une jardinière que Violet n’avait jamais vue, ou ne reconnaissait pas. La mélodie, par contre lui évoquait quelque chose, et elle se mit à fredonner en retour, joli écho au petit rossignol qui taillait les rosiers. Puis elle sourit à la jeune personne, avant de la saluer.

Immédiatement, Violet comprit que la jeune fille était non seulement nouvelle, mais également peu habituée à côtoyer des familles nobles puisqu'elle ne fut pas capable d’associer Violet à une noble que l’on vouvoyait et à qui on devait le respect, aussi feint que ce soit. Il n’y avait dans la manière dont la jardinière s’adressait à elle aucun respect des convenances, et, si cela plaisait à Violet qui trouvait cela rafraichissant, elle hésitait tout de même à se présenter selon son statut, car elle craignait que la jeune fille ne se fasse sévèrement réprimander. Ainsi, la jeune noble eut un sourire doux alors qu’elle cherchait comment formuler cela sans que ça en sonne comme un reproche ou une menace.

“Non, je ne vis pas ici, je ne suis que visiteuse. Mais je connais bien la maison. Je suis Violet, se présenta-t-elle, et, pour tout avouer, je suis une petite-nièce de Milord. Mais surtout ne changez rien: gardez ça pour vous, mais je ne suis pas friande des grandes révérences et des ronds de jambe qui me sont dévolus. Je préfère simplement que vous la sachiez, afin que personne ne puisse vous en tenir rigueur, lui sourit-elle. C’est une jolie mélodie que vous chantiez ! Cela fait longtemps que vous travaillez ici … ?”

Par cette hésitation, elle espérait réussir à inciter l'inconnue à lui donner son nom. Elle espérait également que le vouvoiement dont elle faisait preuve n’affecterait pas la jardinière: elle appréciait assez d’être ainsi tutoyée, il n’y avait guère que sa sœur pour s’y essayer et cela avait un côté aussi inédit que rafraîchissant.