[Alryon] Conversation autour d'un griffon (Escanor)

La routine suivait son cours dans la périphérie d’Alryon. Bien loin de la frénésie de la Cité-mère, Ester profitait de chaque instant de ses petits rituels. Le soir, elle s’était rendue à la petite taverne du coin – la seule du bloc, à vrai dire, vue la densité de population ici – pour écouter ce qu’il s’y disait. Trois paysans présumaient de la qualité des prochaines récoltes. Deux hommes un poil alcoolisés mesuraient leur force au bras de fer, attirant quelques parieurs. Et le patron échangeait des rumeurs avec quelques clients : comme quoi, tel noble était gravement malade, qu’un fameux champion de course de griffons était de retour dans la région, ou encore que la femme de Stanley l’avait mis une énième fois à la porte.

Parlons-en de Stanley, puisqu’il était là lui aussi, dans un coin, ivre mort, à raconter comment il avait affronté un ours, seul, l’hiver de ses dix-huit ans. Il s’évertuait à rajouter sans cesse de nouveaux détails de plus en plus impressionnant, même si tout le monde la connaissait, son histoire. Et même si personne n’y croyait, d’ailleurs. Et on se moquait de lui, mais cela participait à la bonne ambiance de l’établissement.

Ester n’avait aucun mal à se sentir à l’aise dans ce milieu majoritairement masculin. Non pas qu’elle soit elle aussi portée sur la boisson, mais elle était habituée à cette atmosphère pleine de bruits et d’odeurs différentes, et cela ne l’impressionnait guère. Les habitués de la taverne l’avaient pour la plupart vue grandir, et si quelqu’un osait par malheur lui adresser un geste ou une remarque déplacée, ils seraient plus d’un à réagir. Elle termina donc la soirée à somnoler, assise près de la cheminée, en écoutant la musique pendant que la salle se vidait.

La jeune femme ouvrit les yeux au petit matin. Les soleils pointaient le bout de leur nez à l’horizon et il n’y avait plus que des braises dans l’âtre à ses côtés. Elle étira son corps endolori en étouffant un bâillement. La pièce était vide – même Stanley n’était plus là – à l’exception d’un serveur qui finissait de ranger de la vaisselle. Ce dernier lui désigna du menton un balai : la voilà embauchée pour le ménage. Ce n’était rien, Ester avait l’habitude d’être réquisitionnée de la sorte. Elle savait qu’un petit-déjeuner l’attendait en échange.

C’est donc avec une pomme et deux tranches de pain qu’elle put sortir de la taverne. Elle s’éloigna un peu pour s’installer sur un muret en pierres pour apprécier son gain. Il faisait frais en cette saison, mais cela n’empêcha pas la brune de rester là à rêvasser quelques minutes, voire une bonne heure – la mesure du temps pouvait être très subjective chez Ester. Quelques choses dans le ciel finit par accrocher son regard. Elle ne réagit pas tout de suite, encore à moitié plongée dans ses pensées, puis se redressa soudainement en reconnaissant un griffon. Celui-ci, ainsi que son cavalier, volait suffisamment bas pour laisser penser qu’ils allaient se poser dans les environs. En réalisant cela, la jeune femme bondit sur ses pieds, un frisson lui parcourant l’échine. Il fallait qu’elle les trouve. Même s’il fallait arpenter tout le bloc. Même si cela signifiait ne pas travailler de la journée et faire une croix sur son déjeuner. Les occasions étaient trop rares. À ce moment précis, rien ne la satisferait plus que de caresser ce griffon et de discuter avec son propriétaire. Était-ce un simple voyageur, un aventurier ?

La matinée était bien avancée quand Ester leur tomba dessus. Son immense sourire plaquée sur le visage, elle s’approcha tranquillement et s’arrêta à quelques pas. Si elle pouvait paraître crispée, ce n’était pas par nervosité, mais plus parce qu’elle se retenait de déverser d’emblée le flot de questions qui bouillonnait en elle. Elle ressemblait sans doute à une enfant à qui on avait promis une sucrerie.

- Bonjour ! C’est votre griffon ? Lança-t-elle d’une voix enjouée.

Le champion new cresthillois, l'espoir alryonais aux courses de griffons,  avait quitté son domaine pour s'envoler pour Alryon à un occasion fort particulière. Des fiançailles entre l'ainée des York et l'ainé des Jenkins, deux familles nobles puissantes, qu'il n'aurait manqué pour rien au monde. La réputation libérale et peu politisée des York n'était plus à faire et celle des Jenkins, plus rigide et engagé politiquement, avait suffi à le faire venir. Il n'avait pas été déçu du voyage en dansant avec la benjamine des Jenkins et en rencontrant d'autres connaissances.

Un peu plus tard, un passant un peu farceur lui avait recommandé une taverne où on mangeait bien à Alryon sans lui préciser un détail. Le propriétaire l'avait entièrement décoré en l'honneur de Escanor Eventide. Les coupures de journaux qui placardaient le mur de la taverne, la vaisselle à son effigie et celle de Alizée plus ou moins ressemblante. Il avait été repéré, ses tentatives de se présenter comme un cousin très ressemblant à Escanor Eventide, un échec. Heureusement, la jeune femme avec qui il avait longuement discuté avait veillé à détourner l'attention de ses fans.

Pour se remettre de cette surprise associé à sa célébrité, Escanor décida de se réfugier dans les blocs périphériques où les chances d'être reconnus et assailli par une horde étaient moindres. Prenant sa fidèle compagne vieillissante, Alizée, et quelques affaires que tous chevaucheurs de montures ailés qui se respectait se devait d'avoir, Escanor évoluait dans le ciel, les yeux protégés par des lunettes de pilotes. Il ne faudrait pas qu'une mouche ou autre quelconque insecte se fourre dans son oeil. À cette vitesse, cela pouvait être dangereux !

Au bout d'un long moment, qui lui parût une éternité, Alizée commença à montrer des signes de fatigue. Heureusement, il avait veillé à ne pas trop s'éloigner d'au moins un bloc périphérique habité. Le champion indiqua à sa fidèle monture qu'elle avait quelques efforts encore à fournir avant de goûter un repos bien mérité.

À peine l'atterrissage terminé, une jeune femme se précipita pour les accueillir, de la nourriture entamée entre les mains. Escanor sourit en relevant ses lunettes de pilote, la scène lui rappelait une autre des années plutôt dans une certaine écurie de Delkhir. Alizée semble examiner la pomme, fruit de labeur de la jeune femme, hésitante devant la conduite à tenir.

"Quel accueil ! Quel accueil ! Laissez-moi le temps de descendre au moins ! Par la chevelure libre d'Aëlia ! C'est ma griffonne, en effet, ma chère Alizée. Elle a fait un long voyage. Où est-ce que je peux trouver des facilités pour qu'elle puisse se reposer et se nourrir ?"

Escanor flatte le cou d'Alizée pour illustrer sa fierté, son souci pour le bien-être de l'animal.

L’homme paraissait avenant et le sourire d’Ester n’en fit que croître. Elle aurait été un peu déçue qu’on l’envoie balader, même si elle en avait l’habitude et qu’elle aurait alors continué sa journée comme si de rien n’était. La griffonne se nommait donc Alizée, et celle-ci semblait particulièrement intéressée par la pomme de la brune. Son propriétaire mentionnait justement le fait qu’elle devait être fatiguée et affamée. La jeune femme tendit alors son fruit à la bête, lui cédant volontiers une partie de son petit-déjeuner – le pain lui suffirait pour l’instant. Elle laissa échapper un rire en voyant la pomme disparaître de sa main, puis releva les yeux vers le voyageur.

- Suivez-moi. Vous allez pouvoir vous poser !

Elle les escorta jusqu’à la taverne d’où elle était sortie un peu plus tôt. L’établissement n’était pas très grand, mais il comportait quelques chambres à l’étage – plutôt louées à des marchands de passage qu’à des touristes, il fallait l’avouer – ainsi qu’un petit nombre de box à l’extérieur.

- Et voilà ! La meilleure taverne du coin ! Ester marqua une courte pause. Bon, y’en a pas d’autre en même temps. Et c’est assez rustique. Mais je vous garantis la qualité du service ! Attendez, je vais chercher le patron.

Sans attendre de réponse, elle passa la porte. Elle tomba aussitôt sur le propriétaire de l’établissement, qui l’accueillit avec un haussement de sourcils, l’air surpris de la revoir si tôt. Il lui indiqua tout de suite qu’ils n’avaient pas besoin d’aide pour la vaisselle aujourd’hui, mais la brune secoua la tête en désigna l’extérieur. Elle lui annonça alors la venue d’un client accompagné de son griffon.

Le patron sortit en souhaitant la bienvenue au voyageur, lui présenta son commerce pour enfin lui demander quelles prestations l’intéressaient. Ester l’avait bien évidemment suivi, toujours son sourire jusqu’aux oreilles, attendant patiemment de pouvoir poursuivre sa discussion avec l’homme nouvellement arrivé. Elle avait beaucoup trop envie d’en savoir plus sur son griffon et sur lui-même : d’où venait-il, que faisait-il dans la vie ? Comme beaucoup d’arrivants sur ce bloc, il allait devoir subir l’interrogatoire de la petite souris.

Alizée est une gourmande ! Elle a rapidement croqué la pomme tendue ! Après avoir observé le sacrifice de la pomme, qui faisait initialement partie du petit-déjeuner de la jeune femme, Escanor se dit qu'elle doit avoir bon coeur pour avoir accepté de céder sa nourriture. Le rire joyeux de la jeune femme en est la preuve. Le champion ne se fait pas prier davantage pour la suivre. Escanor sait qu'elle va lui montrer un endroit qui pourrait héberger Alizée et lui.

Ils s'approchent d'une bâtisse, porteuse d'une enseigne typique d'une taverne, qui jouxte un autre bâtiment abritant des box. Pour le New Cresthillois, la présence de ces facilités est rassurante pour le repos de Alizée. Il suit son escorte qui présente la taverne comme la meilleure du coin. Pour ne pas dire la seule comme elle le précise ensuite. Le champion ne peut réprimer un petit rire qui s'échappe de son gosier.

La souris se faufile derrière la porte pour avertir le patron ce qui lui permet de rester avec Alizée. La griffonne qui l'a suivi ne pourra pas rentrer à l'intérieur de l'établissement. Rapidement, le patron sort pour lui souhaiter la bienvenue et lui proposer les modestes services de son établissement.

"Bonjour Monsieur, je vous remercie de votre accueil. Je souhaiterai une chambre pour moi et un box pour Alizée pour trois jours et deux nuits."

Qui s'occupe des montures ici normalement ? Il se demande quel genre de personne le tavernier lui présentera comme palefrenier.

Le voyageur comptait visiblement rester quelques jours ; Ester aurait donc pu lui laisser le temps d’arriver avant de l’embêter avec ses questions de petite souris curieuse. Mais non, elle était beaucoup trop impatiente. Elle s’immisça d’ailleurs dans la conversation des deux hommes, demandant d’un ton jovial si elle pouvait aider.

- Tu sais t’occuper d’un griffon ? Lui demanda le patron, sceptique.

- Non, absolument pas. Ceci dit, elle adorait expérimenter des nouvelles choses. Et si en plus cela rendait service, tout en lui donnant une excuse pour papoter allègrement avec le propriétaire du griffon, pourquoi ne pas sauter sur l’occasion ? Mais je peux appren…

Mais le tavernier posa une grande main caleuse sur le crâne de la jeune femme, histoire de la calmer un peu, et se tourna vers son client.

- Je vous envoie quelqu’un pour votre monture.

Il le salua de la tête, puis rentra dans son établissement. Ester, nullement atteinte par le fait de s’être fait envoyer balader, adressa de nouveau son plus beau sourire au voyageur.

- Au fait. Je m’appelle Ester et vous ?

Un jeune homme ne tarda pas à venir vers eux, se présenta comme étant palefrenier et invita à ce qu’on le suive vers les box. En chemin, il demanda à son client s’il avait fait bon voyage et s’il venait de loin. On lui ôtait les mots de la bouche ! La brune s’empressa de les suivre, encore une fois, souhaitant entendre la réponse.

Confier Alizée à la première venue ne sachant pas comment s'occuper d'un griffon ? Avec tout le respect qu'il doit à sa jeune guide, il est absolument hors de question de laisser une néophyte la toucher ! Oh le fameux "Je peux apprendre" qui sort de sa bouche rapidement rembarré par le patron de l'établissement. Et heureusement ! Il a préparé mentalement son petit discours pour effrayer la brindille et lui faire oublier l'idée. Discours qu'il renonce à déclamer devant le solide bon sens patron de l'auberge.

Rassuré par l'idée que quelqu'un sache s'y prendre s'occupera d'Alizée, il décide de patienter le temps que le palefrenier arrive. Sur ce, la jeune femme lui adresse son plus beau rayon de soleil en se présentant. Par Aelia, qu'est-ce qu'il est solaire ce sourire !

"Escanor."

L'attente ne dure pas, un jeune homme se présente comme palefrenier et les invite à le suivre vers les box. Les questions que ce dernier pose à son client, fort classique, ont le mérite faire parler le champion New Cresthillois.

"Oui, tout à fait un bon voyage ! Aelia a été clémente envers nous. Je lui rends grâce de sa bonté infinie. Je suis content de m'être posé ici, Alizée a besoin de repos."

"Je viens de New Cresthill, j'ai fait un crochet par la cité-mère, Alryon. Il y avait là de sacrées fiançailles ! Une York qui se fiance à un Jenkins. Le bonheur de la noblesse s'arrose en grande pompe pendant qu'on gagne notre vie."

Il soupire. Cet étalage de luxe paraît indécent au regard des conditions de vie dans les colonies et blocs périphériques.