Passe d'armes isvalliennes - 143 ap D

Frustrée. C’est le mot qui décrit l’état d’esprit de la jeune étudiante en droit. Sans faire la publicité de son statut d’héritière de la Logsögumadr, elle a entamé des études à l’université pour compléter l’enseignement dispensé par ses précepteurs privés. Son éducation martiale a été  forgée par les meilleurs guerriers d’Isvall, ceux-là même qui protègent sa mère et elle. Ils n’ont jamais plaisantés avec l’art de la guerre.  Ils lui ont faits mordre la poussière tant de fois qu’elle a fini par acquérir une expertise des armes plus que décente.

Malheureusement, il s’avère que cette formation poussée lui a joué des tours pour les cours d’éducation martiale. Personne ne souhaite l’affronter, surtout avec l’allonge que lui offre sa grande taille. Elle aurait peut-être dû plus être plus clémente avec ses camarades mais ses professeurs l’auraient tués si elle se permettait de rouiller. Le résultat est qu’elle attend sur les bancs avec son arme d’exercice, suivant de ses yeux l’évolution des passes d’armes.

Tout les étudiants et étudiantes en train de s’entrainer ne font pas preuve de la même compétence martiale. Et ces corps en exercice la frustrent, lui rappelle la raison pour laquelle elle a fini sur les bancs. Saga bout littéralement de l’envie de se dépenser physiquement contre un adversaire. Montrer ses émotions intérieures en public n’est pas ce qu’on lui a enseigné. L’héritière a donc refermé le couvercle où bout sa frustration pour la faire exploser plus tard. En privé. Peut-être en massacrant une bûche de bois avec une hache.

Ces capacités, ces connaissances, son maintien digne trahissent son origine : une membre de la haute noblesse sur lequel repose une pression énorme. Celle de diriger Isvall à un poste clé dans un futur proche.

Ses yeux se rivent sur l’étudiant qui s’approche d’elle après avoir battu son adversaire précédent. Elle a remarqué qu’il se distingue désormais des autres par un bandeau enveloppant un œil. Il fait un peu pirate issu d’un roman populaire de voyage imprimés en masse. Saga reconnaît que cela lui donne un certain charme. La réalité, elle le sait, est moins romantique. Ces forbans s’en prennent aux caravelles pour se saisir des marchandises et vivres si précieuse à la vie des blocs.

Avec l’interpellation familière pour la recherche d’un adversaire, il ne peut être plus clair sur ses désirs. L’étudiant brûle d’envie de se battre contre un adversaire coûte que coûte. Cette pensée la ramène au combat qui s’est déroulé précédemment. Il lui avait semblé… Aussi factice que les armes d’entraînement utilisés pour l’enseignement. Ce n’est pas lui rendre service. Saga préfère rendre hommage à cette volonté incandescente.

” Oui. ”

La jeune héritier se redresse en réponse à cet appel de cœur , révélant sa taille dominante. Dix centimètres de plus que son adversaire. L’effet d’une ourse qui se mesure à un jeune lion blessé. Elle ouvre la bouche pour répondre dans un souffle. Trois syllabes simples et puissants qui frappent par leur évidence.

”Battons-nous.”

Se saisissant de son arme factice, elle s’éloigne du banc, amorce sa prise de posture réglementaire selon les instructions du professeur. Du coin de l’œil, elle peut remarquer que les amis de son adversaire hésitent à intervenir. Ils sont malheureusement que trop conscient que cela reviendra à subir des coups impitoyables à sa place. Peut-être que l’un d’eux trouvera le courage d’arrêter ce duel en retenant le lion blessé. Elle est désormais prête à recevoir l’étudiant convalescent. Saga effectue le geste enseigné par le professeur pour saluer son adversaire, tout en sachant son inutilité en combat réel.

”Je suis Saga.”

Quatre syllabes distantes, dépouillés de ses titres, du nom de son père et de ses filiations. Un mot qui signifie littéralement ”Histoire” en ancien Isvallien. Son être entier mis à nu dans cette courte présence. Elle devine son adversaire se jettera le premier sur elle. Elle n’a besoin que d’une syllabe pour qu’il explose.

”Viens.”

Montre à l’ourse ce dont est capable un lion blessé. Elle fera payer chaque erreur, chaque faiblesse d’un coup d’estoc. Elle profitera de chaque avantage. Elle ira chercher l’affrontement dans son angle mort sans considération pour son état. Si elle s’aventure à le sous-estimer simplement à cause d’un bandeau sur un œil, elle pourrait le payer d’un bleu. Comme la bastonnade que l’un de ses professeurs mutilés le lui a infligé jadis.

Elle mène sa lame factice tel une patte d’ours cherchant le poisson dans son cours d’eau. Ce moment où elle arrachera à son élément son adversaire. Saga sourit. Une grimace crispée qui cherche à montrer son plaisir à se battre et qui y échoue misérablement.

L’affrontement ne se passe pas bien pour l’un des adversaires. Le lion blessé semble ignorer les bleus qui s’accumulent sur le corps. Fou de douleur, de désespoir, il est tout entier dans la bataille. Il tombe. Il se relève.

Encore.

Encore.

Encore.

Progressivement, l’ourse d’Isvall se rend compte petit à petit qu’il n’est pas dans un état normal. Ce n’est pas de la simple détermination. Autrement, il lui aurait concédé la victoire selon les règles de duel que prône le professeur. Elle lui reconnaît sa ténacité en dépit de son handicap flagrant. L’adrénaline semble lui faire pousser des ailes.  L’étudiante en droit doit l’admettre : c’est un lion blessé avec une sacrée paire d’ailes ! Un vrai griffon !

Saga ne désire pas transformer ce qui reste un simple duel en une punition cruelle et inutile. Ce combat qui s’allonge commence à devenir dangereux pour elle également. Elle décide d’écourter le combat avec une méthode plus musclée. D’un coup de patte féroce, elle ôte  au lion blessé son arme factice qu’elle envoie valdinguer au loin. L’héritière lui assène ensuite un coup de poing qui arrive sur l’autre partie du visage, resté intact. Il tombe, définitivement étourdi par l’impact.

« Je requiers la permission de porter mon camarade à l’infirmerie. »

Le professeur n’a pas d’autre choix que de le lui accorder. Ce qui vient de se passer ne lui a pas plu. Il ne peut pas donner tort à Saga d’avoir donné plus qu’une chance à Alecjänder d’arrêter le combat. Ayant reçu la bénédiction du professeur, elle vérifie l’état de l’étudiant assommé puis veille à son transport jusqu’à l’infirmerie. Saga reste à son chevet. Ses yeux vert pâle rivés sur l’idiot qui s’est laissé aller à un état second qu’elle qualifierait de berserker.

Des excuses. Bien. Il réalise qu’il a été un sombre imbécile. Un duel reste un duel. Mais on n’affronte pas désespérément un adversaire au-dessus de ses forces actuelles. Saga masse imperceptiblement le poing égratigné par la force de l’impact.  Ce griffon a la tête dure. Saga peut dire qu’elle en a appris énormément sur lui lors de cette passe d’arme. Ses compétences martiales. Ses faiblesses. Ses limites. Et curieusement ses émotions à cet instant précis.

Il réclame un verre d’eau. Qu’imagine-t-il dans sa tête d’imbécile ? Qu’elle va lâcher le poisson simplement parce qu’elle a la satisfaction de l’avoir attrapé ? Sa main se tend vers le chevet de bois sur lequel est posé ce que réclame le patient. De l’autre, elle fouille dans sa bourse et en tire l’impensable. Une confiserie au miel. Pour le patient. Un gage de paix de l’ourse au griffon blessé. Une reconnaissance de sa ténacité.

« Bien. »

L’étudiant se voit même accordé plus ce qu’il a demandé.

« J’ignore ce que tu traverse. Tu as deux choix. Tu peux laisser cette rage te dévorer et te détruire. »

« Ou. »

Son regard vert pâle dérive vers l’horizon qui se découpe à travers la fenêtre. Un cadre dans lequel des individus vaquent à leur affaires, s’animent dans leurs transactions quotidiennes. Un cadre où deux soleils brillent intensément dans le ciel qui aurait pu démentir le froid ambiant d’Isvall. Ce n’est pas un simple regard de possession comme pourrait avoir certains nombres. C’est un regard qui charrie une volonté  de bander un arc et de tirer une flèche au-delà du moment présent.

« Tu peux la transformer en une force. »

Un sourire crispé qui indique qu’elle a entendu le murmure du convalescent. Elle aurait voulu traduire son amusement. La physionomie de son visage lui joue encore des tours. Être comparée à une ourse ne la gêne nullement. Elle en a l’appétit et se trouve être friande des mêmes aliments que l’animal.

J’aimerai… ?

L’hésitation point dans ces syllabes qui se suspendent, une phrase inachevée qui se dérobe à son dénonciateur. Une réponse qui doit encore être recherchée, trouvée et exposée. Saga rive son regard sur le patient en pleine confusion. En plein tourment. Une absence d’issue. Seul le temps peut l’aider à faire les choses.

Comment fait-t-elle ?

L’ourse, après avoir partagé sa nourriture, réfléchit à sa réponse au griffon. Les choses lui ont toujours semblé claires. Peut-être que la réponse n’est pas aussi simple à formuler que ne l’a imaginé. L’ours passe sa langue sous ses crocs. Les actes avant les mots.

« Accompagne-moi. La Logsögumadr m’a confié  une mission, hier. Je dois partir à Björnfall pour une visite et des responsabilités. Tu verrais pourquoi je le fais de tes propres yeux. Tu verras la promesse de sang que mes ancêtres firent à ceux de tous ces gens par-delà cette fenêtre.

Scellée à l’époque même de la Dislocation avec leur propre mort au combat. Ils sont tombés pour offrir une sécurité alimentaire et un foyer à l’abri des menaces à tous ceux vivaient, jadis, sur ces terres alors. Comment puis-je me permettre de manquer à cette promesse alors que ce sol lui-même est teinté du sang des miens ?

Plus encore, ils ont harangués, marchandés, et ont faits des concessions pour entrer dans l’Alliance qui est aujourd’hui celle des Cinq Cités. Comment puis-je fouler à mes pieds l’esprit originel de leur décision ? Celui à lequel ils ont adhérés pour leur peuple ?

En échange du pouvoir et des droits associés, nous avons acceptés d’être les premiers serviteurs des lois et du peuple d’Isvall. Aujourd’hui même, j’étudie les lois et les coutumes à l’université. J’apprends les textes édictés par l’Alliance des Cinq Cités et les autres cités. Je me dois de les connaitre. Et d’en faire des lois justes en rendant des jugements après avoir écouté les plaignants.

Accompagne-moi si tu le désire. Réfléchis-y.»

Le fauve ailé a repris du poil de la bête malgré les blessures récentes du duel. L'héritière conserve sa façade habituelle. Constater qu'il choisit immédiatement de venir lui fait plaisir. Son offre a dû le convaincre. Et son discours y est sûrement quelque chose.

"Parfait. Dans quatre jours à l'aube, à bord de la caravelle hybride le Loup Blanc commandé par le capitaine Erlingur Sigurdsson. Ne sois pas en retard."

L'ourse se penche pour récupérer son nécessaire pour écrire les cours,  écrit rapidement un ordre officiel. Elle ôte de son cour un chaînon autour duquel brille un anneau marqué d'un sceau. L'héritière attrape la chandelle sur le chevet, l'allume avec l'allume-feu laissé pour en récupérer une cire  fondue suffisante pour que l'intégralité du sceau s'imprime.

"Insiste pour voir le capitaine et montre ça si jamais on te barre le chemin."

Dans tout Isvall, il n'y a qu'un seul autre sceau qui soit supérieur à celui-ci. Et il appartient à la Logsögumadr, sa propre mère.

Partie après avoir obtenue une réponse satisfaisante de Alëcjander, l'ourse s'en est allée voir l'avancement de la ruche Le Loup Blanc. Elle apprend notamment que des marchands se joindront à l'escorte militaire pour protéger de leur ombre protectrice. Peu de pirates iront chercher des noises à des navires de la flotte d'Isvall parfaitement équipés pour les pourchasser.   Chaque jour qui passent voir arriver d'autres membres de la délégation embarquer et des marchands demander protection. Le capitaine Erlingur Sigurdsson prend les décisions relatives au voyage en gardant en tête qu'il aura l'héritière à bord de sa propre caravelle.

Le jour fatidique arrivé, l'ourse voit le griffon blessé alors qu'elle est engagée en pleine discussion avec ledit capitaine, un membre de la garde de la Logsodumadr, Ragnar Vidarsson, une conseillère, Idunn Arnardottìr. Sur ses épaules, une fourrure chargée de quelques décorations d'or, et une simple robe verte découvrant ses bras à l'exception des longs bracelets sur ses avant-bras. L'ourse défie pratiquement le climat froid d'Isvall.  

Maintenant sa dignité, presque souveraine, elle entreprend de présenter son invité, étudiant dans la même université qu'elle.  Les attitudes des différents personnages, qui marquent un certain respect au griffon, restent contrastées. Le capitaine demande l'autorisation de finaliser les derniers préparatifs et part aboyer ses ordres de départ. La conseillère fait de même, comprenant que la conversation est relativement privée.

Particulièrement, le garde de la famille dirigeante qui couve l'étudiant de son unique oeil fauve. Ce dernier a reçu un méchant coup de patte qui lui a labouré cuir chevelu, oreille et oeil droit. Sa carrure, son manque d'expression n'est pas sans rappeler une certaine Saga Ragnardottìr. Son père, sans doute.

"C'est lui ?"

"Oui, Il est doué, je t'ai dit."


"Pas assez, Ragnardottìr."

Ce qu'il ne dit pas, c'est qu'elle l'a bien arrangé avec le coquard noir-jaune autour de l'autre oeil.

"Pas encore."


"Mmmh."

Le borgne médite sur l'apparence de ce jeune blond à l'oeil bleu et pansement sur l'autre. Il demande encore à vérifier la dernière affirmation.

"Un griffon, hein ? Battons-nous à l'occasion."

Le vieil ours borgne éclate d'un rire tonitruant lorsque le jeune griffon lui répond avec une infinie politesse - marque de prudence sociale. Sa patte s'abat sur les omoplates d'Alecjänder dans un claquement sonore.

"Et poli avec ça."

Ce traitement ne facilite pas le moins du monde la navigation dans la haute société isvallienne. Ce qui semble inadaptée à la situation pourrait bien se révéler toléré et accepté. Peut-être que le vieil ours est plus un habitué des brusques manières de la soldatesque à force de guerroyer pour Isvall.

"C'est une promesse que j'honorerai, jeune griffon, foi de Ragnar Sivgardsson."

Voyant ensuite que le jeune homme souhaite s'adresser à sa fille, il choisit de s'éclipser en prenant pour prétexte la vérification de l'embarquement de la suite et des bagages. Les bleus du jeune griffon sont là pour témoigner que l'ourse n'est pas inoffensive. Ses pattes sont féroces. Elle a invité le jeune griffon à prendre place à bord, à elle donc de lui expliquer où dormir et ranger ses affaires.

"Père t'apprécie. Tu partages une couchette et un coffre avec un aéronaute du Loup Blanc, Einar Geirsson. Tu participeras au roulement des quarts la nuit."

L'un dormira un temps donné avant de prendre la relève de l'autre. Et inversement jusqu'à que le jour se fasse à nouveau. Elle espère que le griffon appréciera de participer à la surveillance et à la navigation du Loup Blanc.

"Je crains que tout le monde s'affaire déjà à finaliser le départ qui ne saurait tarder. Je te suggère un jeu du griffon pour patienter."

Un jeu similaire au jeu de l'oie avec des cases portant des noms différents. Dans ce jeu, l'oie est remplacée par le griffon. L'hôtel devient un bloc-monastère. Le labyrinthe devient un redoutable champ de petits blocs. La prison devient Kharzem.  Et la mort, la Chute.  Le plateau qu'elle possède est un bel ouvrage réalisé par les artisans isvalliens qui ont mis du coeur à l'ouvrage. L'iconographie représente les dangers des voyages et les destinations prisées dans Terreciel.

De ce simple acquiescement de Alëcjander, Saga devine qu'il a compris la mission qui lui est confiée sur le navire, très vite confirmé par ses propres mots. Il éprouve de la reconnaissance pour le simple fait qu'il partagera avec l'équipage du Loup Blanc une épreuve commune, le roulement de quart de nuit. L'admission sur la caravelle représente déjà un privilège certain dont la contrepartie est le temps de sommeil du jeune griffon.

Après que la créature ailée eut acceptée la proposition de l'ourse, ils s'installèrent à l'écart pour laisser le peuple de la forêt préparer la manoeuvre de décollage. Les pattes de l'ourse manipulèrent avec soin la délicat ouvrage qu'elle a rapidement pris dans sa cabine personnelle. L'ourse choisit de laisser l'initiative au griffon borgne qui découvre avec admiration l'objet, fleuron de l'artisanat isvallien. Il met en place le jeu ainsi que les petites figurines de bois qui vont avec le plateau.

Très bonne question de sa part. Il sait seulement qui a confié la mission à l'ourse ce qui confère une importance politique à son issue.

"Comme je l'ai déjà mentionné la veille, la Logsögumadr m'a confiée des responsabilités. Mon rôle est de présider l'assemblée de la communauté de Björnfall qui abordera différentes affaires et de veiller au respect des lois si d'aventure un procès est à l'ordre du jour. Cela prendra plusieurs jours au moins."

"Après, la seconde partie de ma mission commence : la visite des scieries, des mines et des artisans. Il y aura problablement quelques diners avec la noblesse bjornfallaise."

Elle lui explique le détail de sa mission en attendant que le résultat des dés sorte et soit représenté sur le plateau. Deux et Trois. Cinq donc. A son tour donc ! Son propre lancer révèle la face du chiffre un et six. L'ourse fait avancer de sept cases son pion griffon, regarde son camarade sans aucun triomphe. Rien n'est joué encore. La malchance peut frapper pile après.

Pendant qu'il réalise ses lancers et place son pion, l'ourse d'Isvall répond à la question du griffon borgne.

"Seulement si tu le désires, tout ce que je t'offre, c'est une opportunité de découvrir Björnfall. C'est une communauté qui a du cœur à l'ouvrage."

Il s'intéresse plus particulièrement à la justice isvallienne. Est-ce lié à son attitude à l'entraînement de l'autre jour ?  L'injustice... Voilà une notion bien difficile. L'antonyme de la justice pose le problème fondamental de sa définition. Qu'est-ce que la justice ? Un philosophe kymarais en aurait beaucoup à dire.

"Soit. Je ferais les arrangements nécessaires pour que tu puisses y assister. Toute la communauté de Björnfall peut, en théorie, y assister puisqu'on traite en même temps les affaires qui la concerne. Les régulations concernant l'exploitation du bois, par exemple. C'est primordial de maintenir un parc forestier bien fourni pour l'économie de Björnfall."

Elle lance à son tour les deux dés. Le résultat lui est moins favorable que la première fois. La face d'un unique point et d'un trois l'autorise à avancer de quatre cases. Saga déplace en conséquence son pion griffon jusqu'à la case 11 dépassant la fière allure du griffon de la case 9.

"C'est un poids que quelqu'un doit bien porter. Il aurait pu échoir à une autre personne.  J'ai décidé que je porterai ce fardeau. Je serai cette personne parce qu'un jour, des responsabilités plus grandes m'attendront. J'ai le devoir de m'y préparer."

"Des défis m'attendent dans le futur et j'ignore lesquels. Depuis la Dislocation et bien avant, les sagas enseignent qu'ils ont représentés des obstacles très différents. Le premier Logsögumadr post-Dislocation a fait face à un défi immense : un territoire soudainement morcelé, lourdement affaibli, aux ressources limitées et envahi de prédateurs. Le peu de temps qu'il a vécu, il a démontré des qualités de gestionnaire hors-pair dans une situation qui aurait pu signifier la fin d'Isvall à l'époque."

Même si le visage de Saga reste peu expressif pour éviter la grimace-sourire qui se peint sur son visage à chaque fois qu'elle s'aventure à le faire, la différence est sensible dans le ton de sa voix. C'est le timbre qu'on prend quand on parle de son héros préféré.

Elle a désormais l'assurance d'être suivi par le jeune griffon dans ses déplacements à Björnfall. Cela l'aidera à chasser les nuages qui assombrissent son cœur. Saga jette un regard sur le plateau, qui matérialise l'avance de son adversaire sur elle. Il est allé jusqu'à la vingtaine de cases. Bientôt à la moitié des cases qui restent à parcourir.

La noble ourse remarque le liquide discret et étincelant qui embue l'oeil valide d'Alëcjander. Quelque chose de difficile le tracasse. Le flot des mots hésitants et habilement tournés, qui révèle l'histoire d'une membre de sa famille, la fait tiquer.  Une conjecture sur un sacrifice forcé de la vie d'une femme sur un sol étranger à Isvall.

Isvall s'opposer au pouvoir d'un homme puissant pour rendre justice à une de ses citoyennes ? Le jeune griffon présente une échelle de pouvoir du perpétrateur hypothétiquement élevée. Très élevée. Pour peu qu'elle lâche la bribe de son imagination, il pourrait bien s'agir d'un des Cinq, les dirigeants les plus puissants de Terreciel dont sa mère, l'austère Lögsogumadr, fait partie. L'Empereur Ashikawa drapé dans une divinité protocolaire ? Le Calife Syed aux mœurs très libres ? Le Roi Blackwood régnant d'une main de fer sur un empire colonial étendu ? Le réprésentant annuel des cinq Archontes de Kymara ?

Si elle doit choisir le coupable idéal dans un tel cas de figure, Saga désignerait la noblesse alryonaise.

"Une telle hypothèse présuppose déjà que la justice du sol où les faits se sont produits est dysfonctionnelle ou partiale. Nous avons des lois communes avec l'Alliance sur certains sujets de droit comme l'esclavage. Nous avons aussi des accords de justice avec les cités de l'Alliance qui stipulent qu'une ressortissante isvallienne peut demander à être jugé selon les lois de sa cité. Pour ce qui concerne les cités libres, tout dépend de nos relations directes avec elles."

"Cela laisse un flou juridique dans le cas où elle est la victime d'un citoyen des Cinq. Faut-il juger l'affaire selon les lois de la cité natale de la victime ou selon les lois de la cité de l'offenseur puisqu'il peut faire la même demande ? Faut-t-il juger selon les lois du sol ou l'offense a été commise ?"

"Je vais émettre la conjecture que notre homme a suffisamment de protections, de privilèges et d'argent pour ne pas être inquiété par la justice du sol étranger. Pour mettre une limite à la puissance théorique de notre homme, je vais prendre l'exemple de l'homme qu'on peut considérer comme le plus puissant du monde : le roi d'Alryon."

"On parle là d'une lignée fondatrice de l'Alliance qui a beaucoup de poids au Conseil, d'un empire colonial aux ressources conséquentes qui nécessite le maintien d'une armée importante sous les ordres directs du roi, de l'alryonais largement répandu. Demander réparation à un tel homme est... risqué. Extrêmement risqué pour Isvall. Nous pourrions y perdre énormément."

Saga lance ses dés, obtient 5 et 1 puis avance son pion griffon sur la case 17 juste en dessous de la case qui lui aurait fait doubler son avancée. Dommage pour cette occasion manquée.

"Dans la justice isvallienne idéale, un tel homme aurait à réparer le tort qu'il a commis en prélevant sur sa propre fortune."

Comprenant tout à fait le désir de justice exprimé dans un murmure du griffon, Saga s'efforce de présenter une face plus bienveillant que son sempiternel visage de glace. Un changement subtil, plus chaleureux qui reste néanmoins crispée par le manque d'habitude de ses muscles faciaux. Aucun homme ne devrait être au-dessus des lois qu'il soit roturier ou noble, en effet. Elle respecte cet idéal d'égalité devant la loi peu importe le statut tout en constatant qu'il n'est pas souvent appliqué malheureusement.

Une compensation financière sans qu'elle ne nécessite une demande du parti lésé auprès de la justice ou une décision de justice ? L'histoire "hypothétique" que le jeune griffon raconte semble bien plus complexe qu'elle ne le paraît. Cela lui indique que le supposé personnage important a un certain sens de responsabilité vis-à-vis de ses actes.

"C'est une bonne chose qu'une compensation financière ait été apportée pour le préjudice. Il aurait très bien pu ne faire aucun geste."

Une question tourne dans l'esprit de l'ourse qui pourrait lui permettre de mieux saisir les faits. Elle espère que le griffon sera au moins disposé à révéler une estimation de cette compensation. S'emparant des dés pour relancer la partie, elle pose la question avec toute la délicatesse dont elle est capable.

"Dis-moi, dans notre situation hypothétique, comment qualifierai-tu cette compensation ? D'avare ou généreuse ?"

Les dés roulent, cliquetent, s'arrêtent sur les chiffres de quatre et trois. Au total, elle obtient 7. Elle s'empare de son point pour le faire jusqu'à la case 24, ratant également la case griffon qui lui aurait permis d'avancer davantage. De dépasser temporairement le griffon.