Vent du Nord et fleurs de cerisier - PV Koyuki [Ryoshima]

Le palais impérial. Un songe fugace de pierre, de tuile et de bois. Une silhouette imposante et altière plus inaccessible qu'un rêve et pourtant... Les portes qu'il avait contemplées en attendant Mademoiselle Aröndottir s'ouvraient à présent pour lui et, suivant un page silencieux, Alexander découvrait les intérieurs de cet endroit dont il avait rêvé.

Tandis que ses bottes claquaient sur les chemins pavés qui sillonnaient les jardins recouverts d'une fine couche de neige, son coeur tambourinait dans sa poitrine. Il n'avait cessé de jouer au tambour de guerre depuis la réception de cette missive et, porté par ce rythme martial, son cerveau n'avait cessé de tourner et retourner tout ce que cela impliquait. Il avait espéré se faire connaître, c'était plus qu'il n'avait osé l'imaginer. Il n'était pas anxieux mais le risque l'appelait, l'adrénaline montait en lui, répandant une sensation de chaleur dans sa poitrine.

Depuis qu'il avait répondu positivement à l'invitation, il n'avait eu cesse de répéter la rencontre dans sa tête. Il avait été quérir auprès de son professeur de ryoshimais toutes les informations nécessaires et il avait préparé, quitte à ne pas en dormir, afin que tout soit parfait. Pour l'occasion, il avait revêtu un veston indigo qu'il réservait habituellement pour des réceptions. Bottes de cavalerie, chemise blanche, manteau doublé de fourrure comme seul Isvall en produisait venaient compléter l'ensemble.

On lui ouvrit la porte d'un salon au décor des plus raffinés et ce fut à peine s'il entendit la voix qui annonçait son arrivée. S'il nota les gardes à l'entrée, l'exquis mobilier, ce fut balayé par la présence de celle qui le recevait en ce jour. En franchissant le seuil de cette pièce, Alexander s'engageait sur un chemin inédit.

Avec le plus humble silence, il se prosterna devant l'impératrice régente. Dans ce monde où le souverain frôlait le divin, les mots n'avaient pas leur place. Le geste devenait parole et contait un infini respect.

Le rituel commençait à peine et le lionceau d'Isvall ouvrait de grands yeux sous le masque humble et sérieux qu'il arborait. Ainsi, c'était cela la majesté. La prestance d'une souveraine rompue au pouvoir, un arbre sombre aux fleurs roses. Des mots protocolaires, un récital connu sur le bout des doigts. Jeune lion débordant d'énergie, il croisait la magnificence d'une impératrice. C'était donc ainsi...

Il s'inclina de nouveau alors que l'impératrice le remerciait au nom de son fils. Une absence qu'il nota en son for interieur. Désintérêt ? Non, probablement pas. Autre chose... Une vérité qu'il saisissait comme un pétale de cerisier chargé par la brise.

Le cérémonial se déroula avec une étrange douceur, celle des gestes répétés à l'infini jusqu'à atteindre l'exquise perfection. Un mot, une médaille finement ouvragée, à peine une décoration sur son coeur, un merveilleux déroulé pour l'inviter à être une lame au service de ce bloc. Les subordonnés s'effacèrent, disparaissant aussi vite qu'ils étaient venus. Le rouleau contenant le titre offert en récompense pesait étrangement dans la main d'Alexander, tout comme l'insigne à sa poitrine. En tirait-il fierté ? Pas véritablement, le responsable courait toujours.

Ses lèvres, jusqu'alors scellées, se murent. Devant l'impératrice régente, le silence était dû, excepté si elle vous donnait l'autorisation de faire porter votre voix. Il s'inclina de nouveau avec un respect non feint.

"Vos mots sont un véritable honneur, Kotaigo-sama," répondit-il humblement. "Les dieux ont guidé nos bras."

Nos, parce qu'il n'était pas le seul à avoir agi. Ils étaient quatorze à s'être battu à ses côtés et il n'était pas question de les oublier. Quant aux dieux, une formule de politesse à la ryoshimaise. Alexander était convaincu que l'Impératrice régente savait tout aussi bien que lui que les dieux n'y pouvaient pas grand chose.

La suite était un mystère. Elle revenait à se tenir au bord d'un abîme en se demandant si l'on volerait ou si l'on chuterait. D'expérience, si la chute était suffisamment longue on pouvait croire au vol avant de réaliser la cruelle erreur qui avait été faite. Il s'inclina de nouveau, prenant le temps de choisir les mots avec grand soin.

"Si votre Altesse Impériale me permet de formuler mes demandes, deux me tiennent particulièrement à coeur," reprit-il. "Je vous prie de pardonner mon impudence, je souhaiterais une terre pour séjourner à Ryoshima et, si cela est possible, ma seconde demande tient au savoir. C'est la Connaissance que j'ose humblement vous demander."

On ne soutenait pas le regard d'une impératrice et pourtant, si cela avait été le cas, elle aurait pu contempler à loisir le bleu d'un glacier, cette flamme impérissable qui ne demandait qu'à comprendre ce monde et ses délicats engrenages.

Sa première requête fut acceptée. Alexander se doutait que cela servait les intérêts de l'Impératrice. On ne cédait pas un lieu de résidence à un inconnu sans en tirer des avantages, surtout à Ryoshima. Un murmure monta suite à sa seconde requête. Ce n'était qu'un discret remous dans l'onde de la salle, à peine une perturbation qu'un geste impérial fit taire. La réponse vint. Ce n'était pas un refus clair et net. Voilà qui était intéressant.

Alexander inclina légèrement le buste, autant pour montrer son respect que pour remercier la patience de son Altesse Impériale à son égard. Le coeur du jeune homme battait sourdement dans sa poitrine. Il n'avait pas le droit à l'erreur.

"Ma demande est mue par une volonté de connaître et de défendre," répondit-il calmement. "Les Cinq Cités sont un ensemble à chérir et voir prospérer. Votre génération et la génération avant la Vôtre lui ont donné sa puissance, il est de la responsabilité de ma génération de poursuivre ce travail. Sans les connaissances et la compréhension des enjeux, notre jugement peut être altéré par des notions subjectives, ce n'est pas une option. C'est pourquoi je vous demande humblement l'autorisation d'apprendre."

Comment ne pas dire sentiments ? Ne pas parler de la colère des gens, de la rage qui grondait en lui. Pourtant, il savait pertinemment que tout n'était pas à jeter dans ce monde, que les Cinq Cités avaient été mues par un réel effort de coopération qui avait contribué à la survie d'un grand nombre de personnes. Si l'on voulait avancer avec intelligence, il fallait comprendre.

Etait-il trop impudent de demander à se former ? Que voulait son Altesse Impériale pour l'avenir ? Voulait-elle des pions pour son fils ou bien des alliés ? Lirait-elle au delà de ses mots ? Verrait-elle un intérêt à offrir le savoir à un jeune étranger ?

Alexander attendit la réponse. Qu'elle soit positive ou négative, cela n'avait pas véritablement d'importance. Il trouverait toujours un moyen. Il en avait toujours fait ainsi. Il avancerait quoi qu'il en coûterait. La seule chose qu'il conserverait serait de tâcher de comprendre ce monde avec un regard dénué de haine.

L'impératrice ne lui donna pas tort mais n'accepta pas non plus encore. Alexander observait ce jeu de négociations avec intérêt. Elle souhaitait connaître ses motivations, à raison, il fallait bien en convenir. Le choix se résumait donc à un sujet. C'était intéressant. Il y avait tant qui pouvait potentiellement l'intéresser...

Alexander acquiesça doucement aux paroles de l'Impératrice douairière.

"Je souhaiterai étudier le droit Ryoshimais," répondit-il d'un ton clair.

Demande étrange pour un inconnu mais la connaissance des textes de loi n'avait pas grand chose à voir avec le vol d'informations ou l'espionnage industriel. Il y avait bien des sujets qui l'auraient intéressés, la nautique, l'économie mais ceux là étaient bien trop sensibles pour qu'ils soient acceptés.

"Un accès à ce savoir et sa compréhension est l'opportunité de pouvoir défendre les valeurs d'une société au sein des Cinq Cités et de pouvoir soutenir ceux qui façonneront le monde de demain," poursuivit-il.

Il avait des ambitions et il les admettait volontiers. Que l'Impératrice se rassure, il n'avait en rien l'intention de nuire à sa nation et encore moins à son fils. Ce qu'il avait vu au théâtre avait fini de le convaincre qu'il y avait encore des choses à tirer de l'alliance des Cinq Cités et qu'il y avait un peu d'espoir de les ramener sur un chemin qui saurait satisfaire leur population.

"J'entends que ma demande est incongrue," admit-il. "Si ce souhait ne pouvait être exaucé, mon intérêt se porte aussi sur l'art militaire. Je ne parle pas des forces militaires ryoshimaises, ni de leurs atouts stratégiques, mais des arts martiaux traditionnels Ryoshimais."

Il n'allait pas développer pendant des années ce pourquoi ce sujet l'intéressait. Son intervention au théâtre parlait d'elle même. Depuis des années, Alexander était devenu une arme. Il avait fait de lui-même son propre instrument. La lame qu'il était le servait bien évidemment mais elle se mettait volontiers au service des autres s'il y trouvait un intérêt ou si la cause lui plaisait.

L'impératrice demeura de marbre à ses paroles. Elle évoquait à Alexander l'un de ces statues d'albâtre peinte avec le plus doux des raffinements. Une oeuvre d'art à la gloire d'une nation. Son regard à ses conseillers n'échappa pas à Alexander qui ploya brièvement la nuque pour accueillir le compliment. Il releva les yeux à la question qui suivit. Ainsi, l'impératrice douairière s'intéressait un peu à ses propos. Curiosité ? Ou bien cherchait-elle juste à le cerner ? Les deux n'étaient pas incompatibles.

"Il est question des Cinq Cités dans leur ensemble," répondit-il d'un ton clair. "Par leur alliance, elles forment une unité multiculturelle que nos pères ont oeuvré à créer, c'est ce que notre génération aura à défendre à l'avenir."

Et elles étaient menacées ces Cinq Cités. De l'extérieur par les pirates et l'influence d'autres blocs mais surtout de l'intérieur par les manigances et les alliances mais cela, il n'était pas là pour en juger. Ce qu'il lui fallait c'était une formation, des connaissances, pour pouvoir plus tard agir. Il espérait que le jeune empereur Ryoshimais serait à la hauteur. Ce qu'il en avait vu lui avait donné envie de mettre sa lame à son service. Pourrait-il s'en faire un allié ? Déjà, il devrait retenir l'attention de l'Impératrice douairière s'il voulait avancer plus.

Il s'inclina profondément à la réponse concernant ses demandes. Des professeurs, cela signifiait des enseignements, certes contrôlés mais cela restait des compétences à acquérir et sa bienfaitrice pourrait constater par elle-même qu'il était un élève assidu.

"Votre générosité m'honore Kotaigo-sama," la remercia-t-il respectueusement.

Alexander quitta la salle d'audience alors qu'on le congédiait. L'impératrice s'était montrée généreuse tout en posant des limites à ses requêtes. Le jeune homme en tirait des enseignements intéressants. Voir la souveraineté dans sa toute puissance était une expérience différente. Certes, il connaissait les forces régentes d'Isvall et elles étaient chères à son coeur mais par ce fait il les plaçait en dehors de ce monde, dans un écrin d'affection qui n'ôtait rien à leur puissance, loin de là, mais les préservait comme un papillon dans l'ambre de ses pensées.

On le fit attendre dans une anti-chambre. Alexander s'en étonna mais garda cela pour lui, préférant observer et découvrir par lui même s'il s'agissait ou non d'une partie du protocole. Les minutes s'égrenaient dans le silence feutré de l'endroit. L'insigne à sa poitrine pesait délicatement. Une décoration qu'il rangerait soigneusement et ne sortirait que lorsque cela serait nécessaire. Il n'en avait pas grand chose à faire mais il reconnaissait son utilité.

L'arrivée d'un page le tira de ses pensées. Il le suivit sans faire d'histoire et pénétra dans le salon qu'on lui ouvrait. Une étincelle surprise s'alluma dans l'oeil du jeune homme alors qu'il découvrait la personne qui l'attendait. Une statue d'albâtre descendue de son piédestal dont les traits s'animaient avec une délicate retenue, laissant entrevoir le visage d'une mère derrière le masque de l'impératrice régente. Alexander savoura cette surprise comme le parfum d'une épice impromptue au sein d'une pâtisserie Jahreelienne et prit place sur l'invitation de l'impératrice douairière en s'inclinant légèrement pour la saluer et la remercier respectueusement.

"Vos mots m'honorent votre Altesse impériale," répondit-il doucement.

Une réponse mesurée, presque pudique, mais que dire de plus ? Il acceptait la reconnaissance d'une mère plus encore que celle d'une souveraine. Il la comprenait en quelque sorte. Lui qui n'avait pas d'enfant, avait fait ce serment d'être un lion pour ceux qu'il aurait peut-être un jour. La famille était une notion précieuse quand elle n'était pas une mascarade.

Alexander accueillit le compliment sur ses manières d'un léger signe de tête. Il était vrai qu'il détonnait souvent au milieu d'autres mercenaires mais ses condisciples n'approchaient pas les impératrices. Enfin, il n'allait pas s'étaler sur son travail ni sur qui lui avait enseigné et pourquoi.

Une invitation à un peu moins de formalité, pourquoi pas après tout, mais Alexander garda son attitude respectueuse et mesurée. En premier lieu, il préférait observer l'attitude de son interlocutrice, c'était elle après tout qui dictait les lignes de conduite. Il y avait tant à apprendre après tout.

Une nouvelle demande ? La mère d'un empereur pouvait-elle obtenir justice pour la sienne ? Hormis ce qu'il avait déjà obtenu, Alexander ne voyait pas ce qu'il avait de plus à demander. Peut-être cela viendrait-il mais pas avant de mieux connaître celle qui lui faisait face.

On leur servit le thé dans des tasses d'une porcelaine à la finesse exquise. Le bleu des motifs floraux faisait ressortir la délicatesse de l'ouvrage. Le breuvage dégageait un arôme exquis, mélange de jasmin et de riz grillé, un pur plaisir pour les sens.

Alexander attendit que l'impératrice touche à sa tasse pour prendre délicatement la sienne. La chaleur entre ses mains était agréable, il devait bien l'admettre. Son altesse impériale désirait connaître sa vision des évènements, soit, il se lança donc.

"Je ne pourrais hélas vous faire part de l'intégralité de ce qui fut dit entre la scène et les loges, ayant quitté la mienne au début de la prise d'otage."

Concernant les paroles du jeune empereur et de la princesse de Jahreel, il n'avait malheureusement ou heureusement peu d'éléments à apporter.

"J'avais des proches à protéger aussi ce soir là, ma priorité était de les évacuer mais l'entrée n'était pas sûre non plus, nous avons donc opté pour un passage par les coulisses. J'espérais y trouver une issue permettant de mettre ceux que j'avais à ma charge en lieux sûr et dénicher l'opportunité d'intervenir. Cette dernière s'est présentée derrière la scène. L'ennemi était trop bien armé et en trop grand nombre pour permettre une attaque frontale. Nous avons opté pour la ruse et mis à profit les compétences de chacun pour semer le trouble suffisamment pour que les arbalétriers dissimulés en coulisse se séparent et soient maîtrisés. Les gardes de la princesse de Jahreel ont fait preuve d'une remarquable efficacité et l'intervention de deux jeunes gens à l'autre extrémité de la scène a permis de mettre à mal les preneurs d'otages qui se tenaient dessus."

Un résumé clair et sans fioriture de la situation. Il pouvait bien sûr détailler plus, conter comment l'arrière de la scène s'était mué en représentation fantomatique, par quels jeux de lumière et d'artifice ils avaient déconcentré les assaillants mais il n'était pas certain que l'impératrice soit attachée à ce genre de détails pourtant passionnants.

"Le comportement de son altesse impériale et de son altesse princière m'a offert le temps nécessaire pour parvenir à mener une action pour mettre fin à cette sinistre mascarade."

Nulle flatterie dans ses paroles mais une exposition de faits. Il n'était pas là pour juger de si c'était bravoure ou absurdité. Ce n'était pas son rôle et dans tous les cas, un autre comportement n'aurait peut-être pas permis la réussite de son entreprise. Les choses étaient ce qu'elles étaient, des opportunités ou des alignements d'évènements qu'il fallait démêler pour en tirer le meilleur parti.

"Mon regret est que l'instigateur de cette affaire ait pu s'enfuir."

En toute retenue, Alexander ne cachait pas sa frustration quant à cette situation. Le fait que cet homme se soit enfui de la sorte, abandonnant ses sbires à leur triste sort lui répugnait autant que les méthodes utilisées.

L'impératrice était un public attentif à son récit qu'elle ponctuait de quelques commentaires d'une neutralité polie. Alexander se prit de fascination pour cette retenue purement ryoshimaise poussée à son paroxysme. Certes, elle était la première mère du pays mais le calme affecté de son maintien alors qu'elle évoquait le courage de son fils était surprenant. Le jeune homme ne décela rien dans ce regard royal qui eut pu lui indiquer les émotions de la statue d'albâtre qu'était l'impératrice douairière. Pourtant, ses mots lui laissaient penser qu'elle avait bien son avis sur la question. On n'était pas à la tête d'un Etat sans avoir un avis.

Un mince sourire sur un visage de porcelaine, l'ébauche d'une promesse redoutable et Alexander su, elle serait impitoyable. Un léger sourire plana sur ses propres lèvres alors qu'une étincelle s'allumait dans son regard, cette petite flamme née de l'incandescence d'un glacier, le miroitement d'un fauve. Avec tout le respect qu'il avait, il inclina le buste avant de formuler sa requête.

"Kotaigo-sama, permettez moi de vous formuler le voeu d'être informé de la capture de cet homme quand le moment viendra."

Il ne connaissait pas cet individu, c'était un inconnu dont il ne cautionnait pas les agissements et qu'il aurait probablement cherché à arrêter en toute circonstance pour le principe qu'il était hors de question de mener une révolution par la terreur, mais c'était aussi et surtout un inconnu qui avait braqué des arbalètes sur la famille York et dans ce cas présent le conflit d'idéologies basculait doucement du côté des affaires personnelles.

Alexander avait fait sa demande, il espérait que l'impératrice y accèderait. Ce n'était pas une requête particulièrement coûteuse, il aurait peut-être eu l'information dans les journaux mais pas forcément... Quand la colère grondait quelque part, il valait parfois mieux faire disparaître discrètement les fauteurs de trouble ; créer des martyrs servait plus souvent les révoltés que le régime.