Bienvenue quand même, hein. [Avec Asari Fusae]

Il n'y avait pas de mots pour décrire le soulagement d'Arkimedes en voyant le bloc d'Alexandria, son foyer, se dessiner entre les nuages. Il était épuisé, gelé, et évidemment, un peu malade. L'idée de dormir dans son lit ce soir le réjouissait au plus haut point: ce qui devait être un aller-retour à Ryoshima pour emprunter un manuscrit et profiter un peu des sources chaudes s'était transformé en une aventure de plusieurs semaines qui l'avait mené aux limites de ses capacités. Un bon repas chaud et une tisane au miel devant la cheminée suivi d'une longue nuit douillette devrait suffire à le remettre d'aplomb.

L'historien ne pensait qu'à cela alors que Thaïs plongeait vers la grande cour des écuries, elle-même visiblement enthousiaste à l'idée de retrouver sa stalle douillette garnie de paille. La nuit tombait déjà, aussi, il déclina l'aide du palefrenier pour lui permettre de terminer sa journée. Arkimedes préférait de toute façon prendre soin de son griffon lui-même et en profiter pour se réchauffer les mains sous les plumes soyeuses de sa fidèle monture. Une fois l'animal nettoyé, couvert et nourri, il rinça ses mains dans l'abreuvoir puis vida les lieux, ses sacoches de selle sur une de ses maigres épaules. Il poussa la porte d'une des entrées secondaires au moment où quelqu'un la tirait.

Sa collègue Alba, tolencienne installée à Alexandria depuis au moins vingt ans, le salua avec enthousiasme. Pour lui faire la conversation, Arkimedes avait plié sa longue silhouette, la bibliothécaire ayant tendance à parler très, très bas par déformation professionnelle.

"... une nouvelle apprentie... visite guidée..." saisit-il dans les marmonnements d'Alba.
"Eh bien?" répondit l'historien, craignant de comprendre en quoi ça le concernait.
"Elle est déjà installée, mais un rayon s'est effondré au troisième étage de l'aile nord... tout le monde est occupé à redresser les étagères, il n'y a personne pour s'occuper d'elle."

Troisième étage de l'aile nord... On y stockait des livres d'heures alyronais: il devait donc y avoir un million de minuscules recueils de prières éparpillés sur le plancher. S'il devait choisir entre les deux maux, Arkimedes décida qu'il préférait s'occuper de la visite guidée plutôt que de passer la moitié de la nuit à trier ces petits livres ennuyeux à peine gros comme la paume de sa main.

"J'y vais." répondit-il, plus brusquement qu'il ne l'avait voulu. "J'ai le temps de me laver et de poser mes affaires?"
"C'est qu'elle patiente depuis un moment déjà. Elle est dans le grand hall..."

Adieu repas, feu, bain chaud. L'historien eut un immense effort à faire pour saluer Alba avec calme et courtoisie: tout cela pour une gamine qui devait encore manger ses crottes de nez sur les bancs d'une académie quelconque la veille. Les bottes couvertes de boue, reniflant, suant, glacé, et empestant le griffon, Arkimedes entreprit de traverser le large ventre de la bibliothèque-monde vers le hall d'honneur, par des boyaux connus seulement des habitants du lieu. Cela représentait tout de même cinq bonnes minutes de marche, qui lui donnèrent l'occasion de se découvrir toutes sortes de petites douleurs articulaires et de crampes résiduelles, résultat de plusieurs jours en selle.

Il déboucha dans le grand hall par une porte dérobée. La lumière y était basse, il était tard et on attendait plus d'invités: la nouvelle apprentie faisait déjà partie des murs, pas de bizutage ou ni de traitement de faveur dans la fratrie des bibliothécaires d'Alexandria. L'historien s'approcha sans hésiter de la seule silhouette humaine qui se tenait dans le hall désert. L'apprentie ne ressemblait pas à ce qu'il avait imaginé, elle avait le visage dur des gens jeunes qui ont l'air plus vieux. Ce n'était pas une sale gosse choyée qui suivait son caprice jusqu'à Alexandria, la fille semblait avoir vécu et cela hors des murs d'une maison ryoshimaise sereinement blottie au flanc d'un quartier bourgeois. Cela ne réjouissait pas pour autant Arkimedes, qui aurait préféré lire un caractère plus docile sur son visage.

"Arkimedes Glaukopis. Bonsoir." commença-t-il en lui tendant la main, avant d'ajouter: "Parlons en marchant si vous voulez bien. Par ici, au rez-de-chaussée ce sont principalement les usuels. La salle de lecture est droit devant."

Il indiqua une direction floue de la main en se dirigeant vers la porte au fond du hall, ajustant dans le même mouvement ses sacoches de selle sur son épaule.

Malgré sa voix douce, la nouvelle apprentie avait de la poigne: Arkimedes était heureux de lui avoir tourné le dos pour dissimuler sa grimace douloureuse et masser discrètement ses phalanges endolories. Il n'était pas à moitié aussi dur-à-cuir que ce que son allure de vagabond le laissait croire, mais peu disposé à apparaître comme le placide bibliothécaire qu'il était sous son coupe-vent de cuir. De toute manière, les questions idiotes commençaient déjà, de quelle académie de seconde zone sortait cette mademoiselle Asari?

"Les dictionnaires, les encyclopédies, ce genre de choses." répondit-il simplement, légèrement décontenancé.

Il poussa un des battants de la grande double porte de la salle de lecture. Les tables s'alignaient à perte de vue dans la pénombre, si bien que la profondeur de la salle n'était rendue que par le point de lumière d'une lampe solaire restée allumée tout au fond. Seul les épais tapis du sol empêchaient le bruit de leurs pas de raisonner bruyamment sous les hautes voûtes.

"Evidemment, aucune flamme ouverte dans la bibliothèque." reprit-il. "Nous sommes équipés de lampes solaires pour une raison. Certains des ouvrages qui sont ici sont unique, leur perte serait un cataclysme."

Illustrant sa parole par les actes, Arkimedes s'empara d'un luminaire sur une des tables et l'activa, créant un cercle de lumière de quelques pieds autour d'eux.

"En général ce sont les apprenti.es qui s'occupent de les disposer sur le toit-terrasse pour les recharger mais vous verrez tout cela demain matin. Concernant les collections maintenant."

Il expliqua sommairement de quelle manière étaient organisés les fameux usuels: dictionnaires sur la gauche, organisés par langue et par contenu, vocabulaire, rimes, synonymes, grammaires; les encyclopédies sur la droite, par collection. Au centre de la salle, deux grandes arches débouchaient sur les escaliers qui montaient vers les ailes secondaires.

"Nous allons commencer par l'aile sud, il y a eu... un petit incident dans l'aile nord. Est-ce que vous avez des questions?" demanda l'historien, de mauvais gré. Il ne pouvait pas s'obliger à être négligent, même en ayant si peu envie d'être là.

Après la poignée de main, le bibliothécaire au teint maladif lui tourne le dos, cachant à sa vue sa main endolorie qu'il masse. Il lui donne des exemples d'ouvrages qui sont considérés comme des documents usuels. Des encyclopédies. Des dictionnaires. Des choses qu'elle n'a pas bien souvent l'occasion de voir dans les caravelles de pirates. Les jeux sont plus fréquents sur le pont que les dictionnaires, lourds et peu aisés à manipuler. Derrière le bibliothécaire, elle retient le battant de la double porte qu'il vient d'ouvrir et de dépasser. Fusae s'engage dans la salle de lecture à la pénombre silencieuse, à peine combattue par une lointaine lampe solaire.

Les épais tapis sur lequel Fusae marche l'impressionne. Elle n'ignore pas la valeur que peut avoir ce type d'objets textiles sur le marché noirs, surtout si l'ouvrage est fort élégant. Les motifs des tapis sont difficiles à percevoir avec une telle obscurité mais le peu qu'elle voit avec le cercle du luminaire entre les mains du bibliothècaire ne la fait pas douter de leurs richesses. Un griffon par-ci, un pégase par-là. Les bibliothècaires sont-ils conscients qu'ils marchent tous les jours sur de l'artisanat qui se vend bien précieusement ?  Pendant qu'elle réfléchit à la valeur de ces tapis, Monsieur Glakopis s'exprime à nouveau :

"Evidemment, aucune flamme ouverte dans la bibliothèque." reprend le bibliothècaire, désormais armé de son outil de travail. "Nous sommes équipés de lampes solaires pour une raison. Certains des ouvrages qui sont ici sont unique, leur perte serait un cataclysme."

Une similaire interdiction existe sur les caravelles. Les feux sont rarement allumés pour d'autres raisons que la cuisine et uniquement dans des conditions idéales. Devoir combattre un incendie à bord est l'un des plus grands cauchemars des aviateurs. Allumer un foyer de feu ouvert à bord est prendre le risque de voir sa caravelles subir des dommages importants. Entendre cette interdiction de la bouche du bibliothécaire et justifiée par la présence de livres rares lui évoque également les punitions de bords pour les manquements au règlement. Fusae se doute que commettre une erreur pareille lui voudra l'exclusion de la bibliothèque et la perte de son emploi.
Chose terrible et incompatible avec son projet de trouver dans les cartes de la bibliothèque de nouvelles voies et des trésors enfouies. Arkimèdes s'approche d'une table récupère un des luminaires disposés sur les tables pendant qu'elle digère l'information. Les châtiments de bord n'étaient pas à prendre à la légère. Le bibliothécaire ajoute à son avertissement une explication d'une des tâches qu'elle aurait à accomplir en tant qu'apprentie.

"En général ce sont les apprenti.es qui s'occupent de les disposer sur le toit-terrasse pour les recharger mais vous verrez tout cela demain matin. Concernant les collections maintenant."

S'agit-t-il d'une tâche à accomplir dès l'aube pour les recharger au maximum ? C'est la question qu'elle se pose en écoutant attentivement comment est organisé la bibliothèques des ouvrages usuels. Voilà un mot qu'elle vient de découvrir. Qui n'existe pas dans son univers de pirate. Peut-être que ces précieux tomes l'éclaireront sur d'autres termes de la vie terrestres ?

"Nous allons commencer par l'aile sud, il y a eu... un petit incident dans l'aile nord. Est-ce que vous avez des questions?"

"Est-ce qu'il faut se lever à l'aube pour disposer les luminaires aux premières lueurs de l'aurore Monsieur Glaukopis ?"

Un petit incident, hein ? Par l'ancien dieu des océans et des mers ! Aucun bibliothécaire n'est venu lui montrer les ficelles du métier avant que la soirée ne soit bien avancée. Fusae a eu le temps de voir les lecteurs et les chercheurs sortir du bâtiment !

Evidemment qu'elle avait des questions. Au fond de lui-même, Arkimedes pouvait comprendre: la bibliothèque-monde était pareille à une baleine de l'ancienne terre, un animal si grand qu'il en devenait un écosystème à part entière. Se trouver face à une bête pareille, avec pour seule instruction d'en prendre soin pouvait donner envie de fuir. Mais se trouver à expliquer, à une heure indue, à une parfaite novice de quelle manière la baleine aimait être grattée sous les nageoires était au moins aussi désagréable.

"Oui." répondit-il. "Tout le monde se lève à l'aube, la bibliothèque ne dort jamais très longtemps. La cloche vous réveillera."

L'historien avançait déjà vers le grand escalier à quart-tournant qui montait vers le premier étage, passant une main distraite sur la tête de pégase en pierre ornant le bout de la rampe, qui avait la réputation de porter chance. Il lui semblait étrange qu'on ne lui ai pas donné ces informations de base en lui fournissant une chambre. Arkimedes fut pris d'un doute désagréable: et si Alba lui avait donné les mauvaises informations?

"Ôtez moi d'un doute, mademoiselle Asari. Quelqu'un s'est bien chargé de vous donner une chambre?"

Dans le cas contraire, il allait falloir arracher l'intendant à son dîner pour qu'il trouve une pièce vacante à l'apprentie, ce qui ne manquerait pas de le mettre de facheuse humeur. Et c'était encore sans compter sur les mille petite choses qu'il faudrait fournir à Fusae pour qu'elle puisse travailler correctement, que ledit intendant gardait sous clé et distribuait au compte-goutte, particulièrement aux apprentis. On ne pouvait toutefois pas exiger de la jeune femme qu'elle travaille correctement sans avoir de quoi noter, ni disposer des clés ouvrant les réserves, qu'elle se déplace sans avoir de lampe ou qu'elle dorme sans draps sur son lit. Et encore fallait-il qu'elle en ai un, de lit.

Alors que l'idée déplaisante se diffusait dans son esprit, Arkimedes trébucha sur une marche et son épaule heurta une des colonnes. Ses fontes de selle glissèrent misérablement au sol, déversant plusieurs de ses calepins dans l'escalier, semant des feuilles volantes couvertes de Roshymais ancien et de croquis des ruines qu'il avait visitées en compagnie d'Alexander. Il ne manquait plus que ça.

"Oh bon sang." grogna-t-il en s'accroupissant pour ramasser les carnets qui gisaient sur la pierre de l'escalier comme des oiseaux morts.

Tout du point de vue de l'installation de mademoiselle Fusae semblait au moins au clair, mais cela semblait désormais un peu secondaire aux yeux d'Arkimedes. Rien de franchement confidentiel ne s'était répandu sur les marches, mais il n'aimait pas savoir ces informations sensibles à la portée d'une novice. Les ruines qu'il avait mise au jour en compagnie d'Alexander cachaient encore beaucoup de secrets et si mademoiselle Fusae posait des questions trop précises, il risquait d'être bien vite mis en défaut. Rien n'était au propre, organisé, classifié et validé par ses pairs comme c'était la coutume.

De toute manière, animée par la plus élémentaire politesse, la jeune fille s'était immédiatement penchée pour l'aider à rassembler ses affaires. Bien vite, elle s'arrêta sur un dessin rapide de la cour du temple en ruine et l'historien su qu'il n'avait plus d'autre choix que de donner des détails.

"Oui, c'est de moi. Nous ne sommes pas sûrs de leur âge." répondit-il honnêtement plutôt que de s'empêtrer dans l'apparence de la certitude. "Les lieux ont certainement été réoccupés et des parties ont été rénovées ou entretenues là où elles auraient dû tomber en ruine dans des conditions normale. Cela complique la datation."

Fichu pour fichu, il fouilla dans les papiers qu'il avait déjà rassemblés pour lui trouver un plan d'ensemble, toujours au brouillon, mais plus parlant que des croquis d'ambiance faits avec passion mais approximatifs. Il lui laissa un moment pour examiner l'esquisse en terminant de rassembler ses affaires. L'historien prit en main un petit paquet emballé dans de la toile cirée et eut besoin d'une longue seconde pour se rappeler de ce dont il s'agissait: le livre ancien qu'il était allé chercher à Ryoshima pour qu'il soit copié. C'était le jour où il avait rencontré Akio, juste avant sa malheureuse sortie au théâtre et quelques temps à peine avant son aventure archéologique avec Alexander.

Cela lui paraissait tellement loin désormais. Les dernières semaines avaient été bien chargées, le réaliser ne rendit que plus difficile l'épreuve de la visite guidée. Il soupira et rangea le plus proprement possible le petit livre ancien et ses diverses notes plus ou moins volante dans une des poches des fontes de selle.

"C'est une découverte toute récente." reprit-il à l'attention de mademoiselle Fusae. "Je n'ai fait que reconnaître les lieux, d'ailleurs ce n'est même pas pour ça que j'avais été missionné à l'origine."

Quelque chose filtra soudain à travers mademoiselle Fusae, un éclat de lumière dans une épaisse canopée, une imperceptible fissure dans le masque. L'espace d'une minuscule phrase, Arkimedes entrevit la fillette qui grimpait comme un écureuil dans les cordages d'un grand bâtiment de commerce. L'historien connaissait mal ce monde, toutefois, s'il savait une chose, c'était que le pont d'une caravelle n'était sûrement pas le meilleur endroit pour élever un enfant. Les pirates, les tempêtes, le scorbut. Cela lui semblait la recette idéale de l'enfance difficile.

Ce simple détail éclairait beaucoup de choses concernant l'air éprouvé et dur de la jeune fille. Sans parler de sa redoutable poignée de main qu'Arkimedes pouvait presque encore sentir sur ses phalanges. Sa curiosité était piquée, mais le vent obstrua aussitôt le chemin de la lumière entre les feuilles, et la fissure dans le masque fut comblée comme une peau qui cicatrise: il su immédiatement qu'il ne tirerait rien de plus de mademoiselle Fusae ce soir. Elle lui rendit les documents, qu'il rangea à leur place et il lui fit signe d'avancer alors qu'il reprenait l'ascension des escaliers. Il médita un instant une réponse à sa pertinente remarque concernant l'absence du temple sur les cartes: cette jeune fille était beaucoup de choses, mais elle n'était pas une idiote.

"Il y a beaucoup de versions des cartes qui circulent." commença-t-il prudemment, en ayant l'intuition qu'il ne lui apprenait rien. "Disons que les gens qui ont occupé ces lieux ne sont pas de ceux qui portent les leurs à Alexandria pour que nous puissions les copier."

Ils arrivaient en haut de l'escalier et cela avait suffit à essouffler Arkimedes. Il laissa échapper une toux rauque, poitrinaire, avec l'espoir que cela l'aiderait à respirer plus librement. Bien sûr, ces quelques semaines d'aventure avaient un prix: il avait rudement mis à l'épreuve son organisme déjà fragile, et maintenant qu'il était rentré chez lui, il allait devoir payer l'addition. Il prit une inspiration sifflante, se racla inélégamment la gorge et reprit d'une voix enrouée:

"Par ici je vous prie. Ici, vous trouverez toute la littérature. Poésie, romans, théâtre, en dans leurs langues originales et avec leurs traductions." tout en parlant, il avança vers l'allée centrale, ses pas amortis par les épais tapis du sol. "Le système de classement est assez intuitif, je ne m'attarde pas dessus. La chose importante à repérer ce sont les réserves."

Joignant le geste à la parole, il s'avança vers l’extrémité de la pièce, près d'une minute de marche tout de même, pour se placer devant une lourde porte en bois. Il tapota dessus pour en souligner la solidité et expliqua:

"Elles doivent être verrouillées à tout moment, c'est ici que nous conservons les documents les plus précieux. En général les originaux, ou les plus anciens. Seuls les bibliothécaires peuvent y rentrer pour éventuellement en sortir un livre ou deux en consultation pour un lecteur. Sous autorisation spéciale évidemment. Si on vous en fait la demande, référerez vous à un bibliothécaire titulaire avant tout."

Arkimedes retourna aussitôt vers l'escalier. Evidemment, il lui ferait visiter une des réserves, malgré l'heure tardive, mais il avait l'intuition que mademoiselle Fusae n'aurait pas beaucoup d'intérêt pour un exemplaire de L'amour à travers les Cinq cités issu de sa toute première édition. Il gardait ce moment pour la section géographie et les antiques cartes conservées à plat dans des tiroirs et sous des vitrines: quelque chose lui disait que c'était un meilleur moyen d'alimenter sa vocation qu'un ouvrage de poésie poussiéreux annoté par un grand homme du passé.

"Nous ne sommes pas si nombreux, vous apprendrez bien vite à reconnaître vos collègues." Arkimedes s'interrompit pour tousser encore une fois et reprit en se lançant à l'assaut des escaliers: "Vous serez affectée à un étage en particulier, et il y a toujours au moins un titulaire en poste. Repérer votre référent ne devrait pas poser problème et puis, vous pourrez toujours demander de l'aide aux autres apprentis."

Avec toutes les tâches spécifiques aux jeunes bibliothécaires, ceux-ci passaient en général beaucoup de temps ensemble. Et c'était encore sans compter sur les temps de loisirs, que les apprentis passaient en général entre eux: des liens forts se créaient souvent, qui subsistaient même à l'âge adulte. Bien évidemment, Arkimedes n'était pas parvenu à créer de tels liens avec la promotion d'apprentis dont il avait fait partie, bien des années plus tôt. Maintenant qu'il contemplait l'idée, il devait bien admettre qu'il en gardait un peu d'amertume mais il était en paix avec le fait que les relations avec ses semblables n'étaient pas son fort.

L'étage supérieur était son étage: le rayon des sciences historiques, dont il pouvait se vanter d'avoir bien contribué à remplir les étagères. Evidemment, à son arrivée, la section était déjà immensément riche du travail de générations d'historiens, d'archéologues et de traducteurs, mais Arkimedes n'était pas peu fier d'avoir apporté à l'institution un certain nombre de textes inédits et oubliés. Se vanter n'était pas dans sa personnalité, aussi il se contenta de mentionner:

"Voilà mon étage, l'histoire. C'est ici que je travaille quand je ne suis pas en expédition."

Il se rappela alors du manuscrit ryoshimais qu'il transportait dans ses bagages. Tant qu'à être ici, autant le déposer tout de suite pour qu'il soit classé le lendemain matin. Arkimedes serait plus rassuré de le savoir prêt à être intégré aux collections que dans son sac à la merci de tous les petits accidents du quotidiens auquel il avait déjà été largement exposé.

"Nous allons faire un rapide détour par la réserve, j'ai quelque chose à y déposer. Ensuite je vous montrerais l'étage de la géographie."

Il déverrouilla rapidement la lourde porte et entra dans la pièce sans s'assurer que mademoiselle Asari le suivait: ce détour ne faisait pas vraiment partie de la visite guidée et il avait déjà été très clair quand au fait qu'elle n'était pas censée toucher à quoi que ce soit dans les réserves. L'historien se dirigea rapidement vers le fond de la pièce, où quelques tables de travail étaient disposées. Plusieurs piles d'ouvrages étaient disposées sur l'une d'elles et il déposa le petit livre qu'il était allé chercher à Ryoshima sur celle qui correspondait à "copier puis retourner à son propriétaire" avant de retourner vers l'entrée.

Concernant les ruines du temple, il allait devoir demander une commission devant laquelle il présenterait sa trouvaille pour que plus amples recherches soient entreprises. Il n'était pas encore l'heure de laisser traîner ses croquis sur un bureau.

"Allons y mademoiselle Fusae, il est déjà tard." pressa-t-il en repartant vers l'escalier.

Avec toujours cette toux rauque qui le poursuivait par courtes quintes, il la mena jusqu'à l'étage supérieur. Dans l'obscurité, dormaient des tiroirs remplis de cartes et des étagères ployant sous les atlas.

On ne pouvait pas retirer cela à mademoiselle Asari: au moins elle s'intéressait à ce qui l'entourait. Arkimedes aurait certainement même pu l'apprécier si elle n'avait pas eu le malheur d'arriver à un si mauvais moment.

"Certains livres n'existent qu'en un ou deux exemplaires, une des grandes missions de la bibliothèque est d'en préserver le contenu. Il arrive très souvent que leur propriétaire original désire récupérer l'ouvrage, donc nous le copions pour en avoir un à conserver ici." soupira-t-il d'une voix rauque de fatigue. "Quand au processus, il faut d'abord corriger et traduire le texte, puis il est confié à un atelier spécialisé qui se situe au sous-sol pour être copié et relié en un ou plusieurs exemplaires avant d'être retourné."

La fatigue commençait à lui piquer les yeux, et ses fontes de selles, faites pour être portée par un puissant griffon, lui pesaient douloureusement sur l'épaule mais Arkimedes arrivait précisément à l'étage qu'il ne devait pas bâcler. Pour s'encourager à ne pas expédier cette visite au pas de course, il laissa tomber ses sacs près de la porte et pu finalement se redresser, faisant craquer quelques unes de ses vertèbres au passage. Il s'avança, un peu hésitant: ses collègues n'aimaient pas trop qu'il vienne mettre son grand nez d'historien dans leurs cartes, bien qu'il en ai régulièrement besoin pour ses voyages. Cette fois, il s'agissait toutefois d'un cas de force majeure.

Arkimedes s'avança vers un haut meuble garni de dizaines et de dizaines de très fins tiroirs portant une étiquette presque illisible. Il saisit le bouton métallique de l'un d'eux et le tira avec précaution pour en exposer le contenu à mademoiselle Asari. Coïncidence, il s'agissait précisément d'une carte de Ryoshima, avec ses frontières, ses montagnes, ses villes et ses blocs mineurs. Elle devait être ancienne, car protégée par une plaque de verre, mais il en savait trop peu en la matière pour en estimer la date. Il recula donc pour laisser mademoiselle Asari la contempler tout en expliquant, pointant du doigt les meubles à tiroirs adossés aux murs:

"Il y a une à trois carte dans chacun de ces tiroirs, en fonction du format. Classées par grandes régions, je ne vous fait pas l'affront de vous les rappeler. Dans les étagères au centre, vous avez les atlas reliés, les récits de voyage et la théorie de la cartographie."

Il s'éloignait déjà vers les réserves, faisant rouler son épaule endolorie par le port des fontes de selle.

"Rangez bien la carte quand vous avez fini de la regarder sinon elle va prendre la lumière et s'abimer." poursuivit-il. "Que diriez vous de voir le poste de travail des copieurs de cartes?"

Et après il y aurait l'autre aile, la zoologie, la botanique, la chimie, les religions, la politique, les arts et bien d'autres. Il commençait à se demander si une visite exhaustive serait vraiment nécessaire.

"Non les réparations sont assurées par un autre atelier, le métier n'est pas tout à fait le même surtout quand il s'agit de livres anciens. N'importe qui peut recoller une page ou recoudre une reliure, mais quand il s'agit d'un ouvrage qui a plusieurs siècles il est plus prudent de confier cette tâche à un professionnel."

Arkimedes avait à peine le temps de répondre à une question qu'une autre germait dans la tête de mademoiselle Asari. Réprimant une quinte de toux, il se pencha à nouveau sur la carte avec elle, si près que leurs épaules se seraient touchées s'il n'avait pas toisé trente bons centimètres de plus que l'apprentie. Il resta silencieux un moment, cherchant un détail géographique qu'il aurait pu raccrocher à ses connaissances historiques. Sans rien trouver de probant, il osa une supposition:

"Je ne pense pas. Cela m'étonnerait qu'on ai pu faire des cartes aussi précises avant les vues aériennes permises par les caravelles, mais je suis loin d'être un expert. Ma spécialité ce sont les textes."

Une nouvelle fois, il guida la jeune fille vers la réserve de la section géographie, où travaillaient aussi les copistes. Ses collègues seraient furieux qu'il vienne fouiner jusque dans les zones les plus reculées de leur territoire, mais il savait bien qu'avec le temps tout ceci serait effacé par le soulagement d'avoir une nouvelle cartographe, particulièrement une apprentie pour faire les tâches que personne ne voulait faire.

"Et comment vous est venue l'envie de passer du pont des caravelles aux étagères d'une bibliothèque?" demanda soudainement Arkimedes, se rappelant de ce qu'elle lui avait raconté plus tôt alors qu'ils montaient les escaliers. "En général les aventuriers ne prennent pas leur retraite si jeune."

Il avançait à grands pas dans la réserve, sans un regard pour les casiers remplis des cartes les plus rares de Terreciel. Il ne voulait surtout pas risquer de déranger quelque chose d'important et créer ainsi un conflit avec ses collègues. Au fond de la pièce, les tables de travail s'alignaient, couvertes d'instruments géométriques aux formes étranges et de tâches d'encre de toutes les couleurs. Arkimedes s'arrêta à une distance respectueuse, pour éviter encore une fois de déranger quoi que ce soit, et se retourna vers mademoiselle Asari, pour s'assurer qu'elle suivait bien.

La remarque de mademoiselle Asari était pertinente: Arkimedes ne pouvait pas nier qu'il était impressionné par sa vivacité d'esprit, mais il était trop fatigué pour agir avec délicatesse concernant les imprécisions dans ses observations.

"Je ne sais pas, à moins d'avoir une exceptionnelle mémoire visuelle. Je ne sais pas si vous en avez déjà monté un mais cela n'a rien à voir avec un vol en caravelle, c'est beaucoup moins régulier."

Malgré les secousses, il préférait voyager ainsi: une des raisons pour lesquelles il avait acheté sa fidèle Thaïs était qu'il était malade à bord des nefs volantes. Etre actif et en contrôle des événements à dos de griffon lui évitait de tels désagréments. Il n'eut pas le temps d'approfondir sa réflexion car la vive Fusae était déjà passée à un autre sujet.

"Heu... Oui si un journal de bord a un intérêt pour le sujet que j'étudie. Mais je voulais dire que j'étudie les textes en général, au sens où je suis historien et non géographe."

Lui vint soudain l'idée de précisément consulter ce type de documents pour son enquête sur la ruine ryoshimaise. Arkimedes y trouverait peut-être des traces des occupants du temple, pour avoir des détails sur leur vie d'avant. Il resta pensif un moment: rendre publique la vérité, il leur devait bien cela. A nouveau, il pouvait compter sur mademoiselle Asari pour l'empêcher de s'entendre réfléchir puisqu'elle revint sur les raisons qui l'avaient amenée ici. Qui avait eu la sottise de lui faire croire que quoi que ce soit ici avait une valeur monétaire?

Il se tourna vers elle, les sourcils froncés. Il y avait toutes sortes de rumeurs folles sur la bibliothèque monde: l'idée qu'on prétende qu'elle dissimulait un trésor n'était pas si surprenante. Il n'eut pas le temps de démentir: la jeune fille, en terminant sa phrase, révéla que ce n'était qu'une plaisanterie. L'historien lui répondit par un sourire mi-figue mi-raisin, ajoutant:

"Je n'en disconviens pas, personnellement c'est la seule richesse à laquelle je prétends."

Elle reporta presque tout de suite son attention sur le poste de travail des géographes, en admiration devant la variété des teintes disponibles pour leur travail.

"Nous les achetons, je l'admets. Beaucoup sont produites à base de minéraux." dit-il en se portant à sa hauteur, oubliant sa résolution de ne rien toucher pour soulever un flacon d'un joli bleu et en lire l'étiquette. "Celle-ci est à base de cuivre, par exemple."

Il aperçu alors, discret au bas du récipient, le sceau en forme de chouette de sa famille: l'objet était passé dans les entrepôts de son frère. Soudain nauséeux, il reposa la bouteille avec un peu plus de brusquerie qu'il ne l'aurait voulu. Hygremon était la dernière personne à laquelle il avait envie de penser ce soir là.

"Je ne devrais pas toucher à ça." se justifia-t-il. "Mes collègues ont horreur du désordre."

"C'est une expérience fabuleuse, personnellement je ne voyage plus que comme cela." rebondit Arkimedes, omettant soigneusement son mal de l'air.

Il s'éloigna un peu pour aller se placer devant une carte de Fujinokawa à demi-achevée. Toutes les lignes étaient là, mais il n'y avait encore aucun détails: ni couleurs, ni légendes, ni annotations. Machinalement ses yeux cherchèrent le petit bloc solitaire au sud dont les images hantaient encore ses souvenirs. Il n'y figurait pas, Alexander et lui seraient donc bien ceux qui se chargeraient de l'inscrire sur les cartes. L'Ile de Taro. La remarque de mademoiselle Fusae le tira encore une fois de ses pensées.

Il était bien facile d'être humble quand on avait grandit sans manquer de rien, se dit-il. La jeune fille ne mesurait pas qu'il était avide de reconnaissance plus que de richesse: cela lui semblait bien logique en ayant grandit dans le confort matériel mais sans attention de ses aînés. L'historien préféra toutefois répondre quelque chose de plus abstrait:

"Il est vain de désirer plus que ce dont on a besoin."

Une nouvelle fois, Arkimedes se prit à s'interroger sur le passé de mademoiselle Fusae. Elle avait visiblement un parcours atypique, il lui semblait de plus en plus évident qu'elle n'avait jamais mis les pieds dans une académie. Son éducation lui semblait toutefois plus que correcte, mais elle avait incontestablement été informelle. Ses parents avaient dû lui apprendre ses chiffres et ses lettres dans l'entrepont de la caravelle entre deux quarts, puis la cartographie sur le tas, avec ceux qui avaient des connaissances sur le sujet à bord. Impressionné par le dévouement de monsieur et madame Fusae, il n'ajouta toutefois rien, ayant déjà deviné que l'apprentie n'en parlerait guère.

Il y avait sûrement eu un drame, pour qu'elle refuse d'en parler. Mais d'elle même, elle avait changé de sujet.

"Oh, tant que vous serez à Alexandria, vous n'aurez pas à vous en préoccuper. La bibliothèque prend en charge ce genre de frais." répondit-il en s'éloignant. "Y a-t-il autre chose que vous souhaiteriez voir?"

Arkimedes acquiesça sans rien dire, mademoiselle Fusae avait l'œil comme il s'en doutait. Une vie passée à regarder les terres depuis le ciel devait aiguiser l'esprit pour ce genre de choses. Il ne savait pas toutefois si elle cherchait à montrer sa compétence ou si elle le prenait pour un imbécile.

"Tout a fait, mes croquis que vous avez feuilletés tout à l'heure ont été faits dans cette région." répondit-il sans relever, pointant la zone vide au sud est de Fujinokawa, avant de se décider à clarifier: "Je voyage beaucoup, une de mes fonctions est la collecte de nouveaux textes pour la bibliothèque."

L'historien revint sur ses pas, vers l'entrée de la réserve: plus longtemps ils y resteraient, plus le risque qu'une petite catastrophe se produise et lui attire des ennuis avec les géographes. Une bouteille d'encre avait tôt fait de se renverser sur une carte toute neuve, ou une feuille de s'envoler pour retomber sur son dessin comme une tartine tombant du côté beurré. Arkimedes sentait qu'il avait piqué la curiosité de mademoiselle Fusae en vantant les mérites du voyage en griffon, puisqu'elle ressuscita le sujet aussitôt après.

"Assurément, c'est un des avantages du voyage en griffon. Ma chère Thaïs peut se poser où elle veut, je n'ai pas besoin d'un port ou d'un quai pour faire escale."

L'historien se tourna vers la jeune fille, debout dans l'encadrure de la porte, la main sur le battant ouvert pour lui signifier qu'il était temps de vider les lieux. Evidemment, c'était ici qu'elle serait le plus utile, mais les choses n'étaient certainement pas si simples.

"Nous essayons toujours de faire en fonction des intérêts des jeunes bibliothécaires, mais la première phase de l'apprentissage est de toute façon commune à toutes les sections." expliqua-t-il en balançant la lanterne au bout de son long doigt. "Dont le chargement des lampes solaires et ce genre de petites tâches."

Arkimedes sentit ses sourcils s'arquer: il était un peu surpris de voir mademoiselle Asari déjà prête à repartir à l'aventure. Il avait supposé que la jeune fille venait chercher à la bibliothèque la stabilité et la sédentarité qui lui avait fait défaut dans son enfance, au delà de l'envie de piller métaphoriquement les trésors de savoir d'Alexandria. Mais pourtant, il y avait soudainement, et pour la première fois, quelque chose d'enfantin dans le discours et l'attitude de l'apprentie qui rappelait son extrême jeunesse. Comme le faisaient les gens très jeunes, Fusae rêvait plus fort et ne se privait pas de le faire à haute voix.

"J'imagine, oui." répondit l'historien, une fois de plus désarçonné, la jeune fille ayant manifesté un talent très habile pour se faire. "Nous avons toujours besoin d'aide pour collecter des documents, malheureusement ils ne viennent pas encore à nous d'eux-même."

Jusqu'à sa façon d'affirmer qu'elle donnerait d'elle-même dans cette formation avait quelque chose d'adorablement puéril. Arkimedes avait soudain l'impression d'être en compagnie d'un chiot, au sens noble, en ce qu'elle était enthousiaste et animée par l'envie de découvrir toutes les merveilles cachées dans les recoins du monde. Ce parallèle lui arracha un sourire, pendant une seconde, il oublia les fatigues du voyage et les contrariétés de ses devoirs. Son énergie était contagieuse.

"Je n'ai aucun doutes que vous avez cela en vous, mademoiselle Asari."

Arkimedes sourit tristement face à la naïveté de mademoiselle Asari: entre l'avidité et l'ignorance, il lui restait bien des vices à découvrir au genre humain, et il ne pouvait que lui souhaiter de les découvrir le plus tard possible. Ses parents devaient être d'honnêtes gens, des petits marchands ou les capitaines d'un bâtiment de transport de voyageurs. Ils avaient su la tenir à l'écart de la laideur du monde.

"Oh bien sûr, mais ils ne réalisent pas forcément la valeur de ce qu'ils ont entre les mains." répondit l'historien, par respect pour le travail des autres, alors qu'il la reconduisait vers l'escalier. "Et puis c'est sans compter ce qui est perdu et qui attend d'être retrouvé. La plus petite inscription sur la plus petite pièce de monnaie peut tout changer."

Il courba la nuque en retour pour lui montrer qu'il avait comprit et apprécié la signification de sa révérence, puis ajouta en s'engageant dans les escaliers:

"C'est moins à mon sujet que du votre, mademoiselle Asari. Ne vous décevez pas vous-même. Ne tardons plus à présent, la lampe solaire va bientôt manquer d'énergie."

Au bout de son bras, l'appareil donnait en effet des signes de faiblesse, et sa lumière se faisait plus froide, plus ténue.