[Ryoshima] Je t'ai cherché partout [pv Takeo]

Je ne sais pas depuis combien de temps je suis ici, mais ça fait au moins deux ou trois jours que je suis devant les portes du palais et que j'attends d'avoir une entrevue avec l'empereur. Mon voyage a été insupportable, depuis la disparition de mon père, Benicio Alvarez, j'avais la sensation que la mort me courait après, j'avais la sensation d'entendre son sifflement dans mes oreilles, son souffle dans mon cou, son ombre dans la mienne... J'étais retourné au monastère qui m'avait accueilli quelques temps plus tôt, avant que je ne rencontre mon père, je m'y étais fait des amis, mais ils l'avaient quitté.

Je m'étais reposé quelques jours, ne sachant pas quoi faire et donnant un coup de main à gauche et à droite comme je pouvais, en attendant de trouver quoi faire. Puis j'avais finalement demandé ce qu'il était advenu de frère Takeo. Le moine avait haussé un sourcil et marmonné "r'tourné dans sa famille. Ryoshima j'crois" et il était retourné à sa vaisselle comme si de rien n'était. Je l'avais remercié et deux jours plus tard, j'avais repris la route pour me diriger vers Ryoshima, décidant que le mieux était d'aller à la capitale pour essayer de retrouver mon ami. J'aurais bien voulu chercher mademoiselle Adelheim, mais elle n'avait pas laissé de moyen de contact au monastère et j'en savais trop peur sur elle pour parcourir le monde à sa recherche. J'en avais le coeur lourd car cette femme m'avait littéralement sauvé le bras lors de notre rencontre et elle avait été d'une patience infinie avec le gamin perdu que j'étais. Et la seule autre personne a avoir été aussi gentille, en dehors de Benicio que j'avais définitivement perdu, c'était Frère Takeo.

La voyage jusqu'à Ryoshima avait été dur, j'avais pris une caravelle, mais sans certitude d'être en sécurité à bord, ce qui avait fini par me ronger les nerfs et m'empêcher de dormir profondément. Puis j'avais débarqué sur cette nouvelle terre, j'avais fait le maximum pour retrouver Takeo, mais peu de gens prêtaient attention à un gamin débraillé, même si je faisais plus attention à ma tenue que lors de mon premier voyage pour quitter ma mère.

Puis mon errance avait commencé. J'étais entré dans chaque bar, chaque taverne, chaque auberge, chaque commerce que j'avais trouvé et j'y avais demandé si quelqu'un connaissait une famille ayant envoyé son fils dans un monastère. Un fils nommé Takeo, qui serait revenu en ville depuis un moment, mais je ne savais pas précisément quand. Un type un peu plus grand que moi, avec des cheveux sombres, des yeux d'ambre et une cicatrice sur le côté gauche du visage. Du moins il me semblait que c'était le gauche. Beaucoup de gens avaient simplement agiter la main pour me chasser ou me dire de les laisser tranquille, certains avaient secoué la tête, ne sachant pas de qui je pouvais bien parler.

Puis il y avait eu les moqueurs, les moqueurs qui m'avaient dit "Mais ouais gamin, je le le connais bien ton"ami", il vit au palais impérial !"

Au début, je n'avais pas compris qu'ils se moquaient, alors je les avais remercié avec mes rudiments de langues et de protocole, m'inclinant pour montrer ma gratitude et j'étais parti vers le palais après une recherche de deux après-midi longues et compliquées. Et maintenant, j'attendais devant le palais. J'attendais parce que les gardes refusaient de me laisser entrer pour aller voir mon ami. J'avais beau leur avoir dit et répété que j'avais rencontré Frère Takeo au monastère, ils refusaient d'entendre raison et ne cessait de m'enquiquiner avec la sécurité de l'empereur. Comme si j'en avais quelque chose à carrer moi de leur empereur, je voulais juste voir mon ami, rien d'autre !

Alors j'attendais et chaque fois qu'une personne avait l'autorisation de passer, je leur lançais un petit "Si vous croisez frère Takeo vous pouvez lui dire qu'Astrée l'attend s'il vous plaît ?" en priant pour que le message soit transmis et qu'il vienne me retrouver aux portes de l'enceinte du palais.

Encore une journée.
Encore une journée qui se passait de la même façon que la précédente, et qui se passerait certainement comme la suivante.
Se lever s’habiller manger suivre ses leçons assister aux conseils des ministres manger boire un thé avec Mère étudier à nouveau s’exercer au katana manger dormir. Une routine familière et pourtant épuisante, ennuyeuse, alors même qu’elle apportait une certaine diversité dans sa journée.
Mais Takeo en était lassé, de cette routine. Chaque jour qui passait lui prouvait définitivement que le gamin assis sur le trône de l’Empereur n’était qu’un bouffon,un imposteur, un imbécile que l’on aurait du laisser sagement dans son trou, où il ne causait de mal à personne et là où personne ne pouvait lui faire du mal.Pas comme ici, où chaque nuit il ne dormait que d’une oreille.Il était loin d’avoir oublié l’incendie causé par des terroristes, et la marque que cela avait laissé sur lui. Dans sa chair, même. Alors forcément.. il était épuisé, physiquement et moralement. Cette entreprise de vouloir le transformer en empereur sinon respectable, au moins décent, était vouée à l’échec. Il y avait trop à apprendre, trop de choses à rattraper, trop de protocole à apprendre ; sa tête bourdonnait, le soir, de toutes les nouvelles notions qu’il venait d’assimiler. Heureusement qu’il avait appris certaines choses au monastère, notamment en matière d’histoire et de géographie, sinon il aurait été totalement perdu !

Pour la centième fois, il se demandait pourquoi sa petite soeur n’aurait pas pu devenir la prochaine impératrice. Peut-être était-ce à cause de son âge - cela aurait fait plusieurs années de régence avant qu’elle ne puisse être proclamée impératrice, alors que pour lui, il ne s’agissait que de quelques mois. ll ne savait pas si c’était une bonne ou une mauvaise chose ; s’il devait craindre ou au contraire être impatient d’être au printemps. Pour le moment, il penchait plutôt vers la première proposition. Il angoissait devant la tâche à accomplir, malgré la calme résolution qu’il avait affichée dans sa correspondance avec la princesse Nehir. C’était facile d’être calme et détendu par écrit ; en réalité il regardait derrière son épaule à la moindre occasion, ou par terre, tant il avait honte. C’était terrible.

Plus terribles encore étaient les heures où il prenait le thé avec Mère, où il sentait qu’elle le jugeait, le disséquait du regard ; devait penser certainement qu’il n’avait pas la moitié de la carrure ou de la prestance de Père. Père…songea-t-il, alors qu’il voyait Mère avaler une gorgée de thé. S’il était resté en vie, tout aurait été bien. Personne ne s’en serait pris à Shigeko. Il aurait pu continuer à vivre heureux au monastère et non pas écrasé sous les responsabilités. L’atmosphère de la pièce en devenait presque irrespirable, et il espérait que quelqu’un,n’importe qui, le sorte de là -

“Votre Majesté Impériale.” Tout à sa réflexion, il n’avait pas entendu quelqu’un d’autre, un serviteur, était entré. “Je vous prie de me pardonner de vous déranger..Il se passe quelque chose aux portes du palais.” Takeo tourna vivement la tête vers le nouveau venu. “Un dénommé Astrée ne cesse de demander après Frère Takeo..Ne serait-ce point vous? ”
-Astrée ? répéta-t-il, la voix étranglée. Il aurait eu envie de pleurer à la simple écoute de ce nom.
-Oui, votre majesté. Le serviteur s’inclina, profondément. Un jeune garçon.
-Faites-le entrer.
-Mon fils..commença Mère.
-Il s’agissait d’un ami très précieux que j’ai connu à l’époque où je vivais encore au monastère.

L’impensable était arrivé - il avait coupé Mère - d’une voix douce, certes, mais quand même.. Aurait-il du avoir honte, être fier ? Il ne le savait pas. La seule chose qu’il savait, c’était qu’à présent il se dépêchait de marcher vers la salle de réception, talonné par Mère, le coeur battant.

Il était là. J'avais fini par suivre un garde qui m'avait mené dans un petit salon. Je n'avais plus grand chose et je ne devais certainement ressembler à un vrai noble, plutôt à un pouilleux - Bien que Takeo déteste ce mot - que l'on avait sortit de sa misère pour l'y replonger après lui avoir fait goûter au luxe. Heureusement que j'avais pu quitter Tolenca en emportant quelques affaires, mais au fond, rien de vraiment important. Un peu d'argent pour survivre, de quoi manger, j'avais aussi travaillé et aider les gens chez qui j'avais passé la nuit ou contre un repas. J'avais dû prendre quelques centimètres depuis la dernière fois où le frère et moi nous étions croisé et je n'étais toujours pas certain de bien comprendre ce que je fichais ici.

Probablement que le moine devait travailler dans ce palais à présent, ça devait expliquer pourquoi il était là, pourquoi tout le monde semblait offusquer que je parle du moins sans lui accorder l'immense déférence dont tous semblaient faire preuve ici. Quand il franchit la porte, tout ce à quoi je pensais jusqu'à maintenant, toute la fatigue accumulée, toutes mes inquiétudes, mes épreuves, la mort de Benitio, ma fuite de Tolenca. Tout ça forma une énorme boule dans ma gorge, quelque chose qui m'aurait empêcher de respirer si les larmes n'avait pas coulé. Je tombais dans les bras du moine en pleurant tel l'enfant que je n'avais pas été depuis si longtemps :

"Je t... t.. t'ai cherché p... part...tout... M... Mon papa il est... il est m... m... "

Les mots refusaient de sortir de ma bouche, comme si les prononcer risquait de rendre les choses plus réelles encore qu'elle ne l'était. Je ne parvenais pas à faire taire mes larmes et j'agrippais les manches de Takeo dans mes poings serrés, de peur qu'il ne disparaisse à nouveau si je clignais des yeux ou le lâchais. Peut-être l'avait-il entendu, la mort de Benitio, peut-être que je n'aurais pas à lui dire, peut-être qu'il pourrait m'aider à trouver une petite maison et un travail correcte ici, voir même à aller à l'école... En temps que moine il pourrait sans doute m'enseigner ce que je n'avais pas eu le temps d'apprendre, même si je savais lire, écrire, compter et calculer à présent...

Je reniflais doucement et, tenant toujours mon ami d'une main, je m'essuyais le nez de mon autre manche avant de regarder la dame et son air outré qui me fixait d'un air de dégoût. Je n'avais décidément pas l'air d'un enfant de noble...

"C'est.. C'est la dame à qui tu enseignes ? C'est pour ça que t'es ici ? Pour t'occuper d'elle ? Au monastère ils ont rien voulu me dire, juste que tu étais revenu au pays... "

Tout le trajet, Takeo sentit que Mère ne le lâchait pas d’une semelle. Comme indifférente à sa révélation, elle tentait de le persuader de partir, de faire demi-tour ; et, tout aussi buté qu’elle - il fallait bien que cela vienne de quelque part, n’est-ce-pas-, il continuait à marcher pour atteindre la salle de réception.  Qu’importe ce que Mère en pensait, il voulait voir son ami et l’accueillir comme il se devait.  Que pouvait-il bien lui être arrivé pour qu’il vienne ici ? Comment était-il parvenu à le trouver au Palais ? Comment savoir..Enfin, c’était bien pour ça qu’il marchait aussi vite, le coeur battant si vite qu’il lui donnait l’impression de pouvoir sortir de sa poitrine à tout moment. Ces réponses, il en avait besoin. Il avait peur. Peur qu’Astrée se soit mis dans une situation impossible, qu’il ait besoin d’aide, qu’il soit blessé ou..il ne savait pas quoi, et il devait tenir la bride serrée à son imagination parfois si fertile en matière de catastrophe.

Mais il semblait que tous les scénarios qu’il avait pu imaginer n’était rien en comparaison de la réalité. Car à peine Astrée le vit-il, qu’il se précipita dans ses bras et fondit en larmes. Mère lui donna l’impression d’être sur le point de s’étouffer, mais il n’en tint pas compte ; ce qui comptait, c’était que Takeo soit là pour réconforter son ami, le serrant fort contre lui. N’avait-il pas un peu grandi depuis la dernière fois ? Si, probablement.  Lui..lui avait perdu son expression avenante. Si sévère, songeait-il lorsque parfois il apercevait son reflet dans le miroir. Takeo-le-moine et Takeo-l’empereur n’étaient définitivement plus la même personne. Cette partie de son passé lui apparaissait presque comme un rêve.

“Je suis là à présent.” ne put-il que dire, maladroitement. “Je.. Je suis désolé pour ton père.Je te présente toutes mes condoléances. J’avais entendu qu’il n’était plus parmi nous, mais j’ai été si occupé que..” Que se préoccuper du devenir d’Astrée n’avait pas été sa priorité. Il avait eu son propre chagrin à gérer..sans compter les affaires d’Etat. Oh Astrée. Je suis si désolé. Il avait tant voyagé, à la recherche de Benicio Alvarez..tout ça pour ça. Tant de gâchis…tout ça pour finir à nouveau sur les routes…Tout ça pour le chercher ? Il sentit son coeur se serrer.

“Astrée..” Oh qu’il détestait devoir prononcer les mots qui révélaient la vérité. “Voici ma noble mère, l’impératrice régente Ashikawa Koyuki…” Oh quelle horreur de dire la vérité sur son lignage aristocratique. “Mère, voici Astrée Alvarez, fils de feu le Grand Amiral Benicio Alvarez”, ajouta-t-il en ryoshimais. Les yeux de Mère s’écarquillèrent. “Nous nous sommes rencontrés au monastère, alors qu’il cherchait à rejoindre Tolenca.” Aïe, peut-être donnait-il une information de trop.

“J’ai du quitter le monastère à la suite de la mort de Père, feu l’empereur Ashikawa Shigeru..et après la disparition de ma soeur aînée, l’impératrice Ashikawa Shigeko..c’est moi qui..” Dis-le. “C’est moi qui occupe à présent le trône de Ryoshima.” Pour combien de temps…Et quel empereur ridicule il faisait.

Je clignais des yeux, reniflant encore et me frottant les yeux, comme si mieux voir m'aiderait à mieux entendre. Je regardais Takeo, son expression avait changé, le garçon doux et timide semblait être devenu un jeune homme qui portait un poids trop lourd pour ses épaules. Et cette femme derrière lui qui me regardait comme si j'étais un ver... Soudain je réalisais. L'empereur de Ryoshima. J'avais pleuré contre l'empereur de Ryoshima, devant l'impératrice régente. Si je ne me faisais pas exécuté sur le champs, j'allais au moins me prendre des coups de bâtons.

Je tombais à genoux, et m'inclinais aussi bas que terre, fugace souvenir des coutumes qui m'ont été enseignée. À moins que ce ne soit le salut du royaume d'Alryon... J'avais peut-être commis un impair de plus. Le nez toujours collé au sol, je présentais mes excuses à la royauté de ce pays :

"Je vous prie d'excuser mon impertinence Impératrice, Empereur..."

Mon ami me battrait-il vraiment ? Je sentis mon ventre se tordre de douleur. Un pouilleux, même après quelques mois de fastes et d'apprentissage restait un pouilleux, mais Takeo... Non, même s'il était devenu empereur, même si son visage avait changé, son coeur ne pouvait pas s'être autant durci en si peu de temps. Je me relevais, les yeux brillants de détermination.

"Votre majesté, je souhaiterais entrer à votre service en tant que Page. Je suis rapide et efficace, je lis et j'écris très bien, je sais calculer et ma loyauté vous était déjà acquise quand je vous pensais encore simple moine. "

De toute façon, que Benitio ait été mon père ne m'assurait aucun avenir à Tolenca, c'était une des raisons m'ayant poussé à partir. Dans tous les cas, je ne risquais pas pire sort ici, même si j'étais enfermé, j'aurais au moins un repas par jour. Et si mon ami ne pouvait pas m'aider, je n'aurais plus qu'à chercher une place d'apprenti quelque part en utilisant mes connaissances et les compétences apprises à l'école. La dernière solution serait sans doute de m'engager sur les caravelles... mais mieux valait ne pas y penser tout de suite.

Et voilà. Il avait craché le morceau, avoué le morceau le plus difficile à avaler : il avait bien dissimulé son jeu lorsqu’il était encore au monastère, peu désireux d’attirer l’attention sur sa naissance noble, et se révélait en réalité le fils de l’ancien Empereur de Ryoshima, et maintenant l’Empereur en titre. Enfin, dans quelques mois, lorsqu’il aurait dix-huit ans et serait enfin considéré comme un adulte. En attendant, c’était Mère qui assurait la gestion du royaume en tant qu’Impératrice Régente, pendant qu’il tentait de rattraper son incroyable retard dans tous les domaines.

Il se sentait si engoncé dans les multiples couches de sa tenue du jour, si maladroit. Si distant de son ami, du reste de son peuple. C’était une impression horrible et pourtant ce n’était que la vérité : Ashikawa Takeo n’était plus une personne, c’était un costume d’empereur. Il n’était plus lui, il était son rôle. Peu importaient ses désirs, ses rêves, ses aspirations personnelles ; tout cela resterait subordonné à la raison d’Etat. A partir de maintenant il ne pourrait plus penser qu’à sa Cité, plus beaucoup à lui. Au fond, il n’était rien. Pire  : il était comme devenu une statue inapprochable pour son ami, quelqu’un qui vivait sur un autre plan de l’existence que les mortels. Au point qu’Astrée se jetait à ses pieds pour s’excuser de..de quoi ? D’une quelconque injure ? D’un manque de respect, de lèse-majesté ?

“Relève-toi Astrée. Je suis toujours ton ami Takeo, et rien ne pourra changer cela.” dit-il, la voix étranglée. C’était facile à dire, sans doute, mais le jeune homme le pensait sincèrement.Il ne voulait pas qu’Astrée devienne si précautionneux, si soumis, en lui parlant. Il ne voulait pas qu’il pense qu’il valait moins que lui. Ce n’était pas vrai. Ce n’était pas juste.  Peut-être pas selon les coutumes ryoshimaises, mais c’était ce que le monastère lui avait appris. Au nom de quoi sa vie aurait-elle valu plus que celle de n’importe qui d’autre -

Par les dieux, que c’était compliqué. C’était compliqué, et ce qu’ajouta Astrée ne fit pas grand-chose pour améliorer la situation. Il en serait resté sans voix, devant l’énormité de ce que disait le jeune tolencais, et en même temps cela lui brisait le coeur.  Fallait-il que son ami soit désespéré, pour en arriver à de telles extrémités ; à se vendre pour ne pas être  jeté à la rue.

“J’espère que tu plaisantes.” fit Takeo, sévèrement. “Je ne t’humilierai pas en faisant de toi mon domestique. Aussi longtemps que tu souhaites rester à Ryoshima, tu es mon invité, ici, au Palais. Tu pourras devenir une pupille de Ryoshima si tu le désires.Je ferai venir des précepteurs pour parfaire ton éducation, mais jamais tu ne deviendras mon serviteur.”

Jamais, jamais, jamais.  Jamais il ne l’utiliserait pour lui apporter du thé, l’habiller, ou il ne savait quoi. Il avait déjà mille et uns serviteurs pour le faire, des serviteurs qui se battaient presque pour cet honneur. Alors humilier ainsi Astrée, le rabaisser aussi bas ? Jamais. Ce n’était pas ainsi que l’on traitait ses amis.

Je regardais ce jeune homme qui se tenait devant moi dans son costume d'empereur parfaitement taillé et qui pourtant semblait peser si lourd sur ses épaules. Il ne voulait pas de mes services, mais il acceptait ma présence. Il m'acceptait moi, comme son ami, comme un pupille de son pays même si j'en éprouvais le besoin. Je me sentais enfin libre de respirer, j'allais avoir un toit, j'allais pouvoir rester avec mon ami et même continuer mon éducation grâce à ce jeune homme qui s'était toujours montré bon envers moi, même quand il était simple moine et que je n'étais qu'un enfant pouilleux à peine sortit de sa fange.

"Merci... Je ne v... te remercierais jamais de la bonté dont tu fais preuve en toute circonstances."

Je ne savais pas si j'aurais dû continuer à le vouvoyer. Une part de moi en mourrait d'envie de peur de finir battu et jeté en prison pour impertinence, mais Takeo ne semblait pas vouloir que je sois autre chose que son ami. Alors je serais cet ami, celui dont il avait besoin. Je serais celui qui ne le traiterait jamais mal, mais jamais différemment à cause de son titre. Je serais celui qui le soutiendrait et lui dirait quand il serait tête de noeud. Et avec un peu de chance, nous nous en sortirions grandi tous les deux.

L'autre par contre...

Je jetais un coup d'oeil vers l'impératrice régente avec la sensation qu'elle, j'allais devoir lui cirer les pompes régulièrement si je voulais gagner ma pitance. Elle avait cet air sévère des personnes puissantes qui savent qu'elles peuvent mettre fin à une vie d'un simple mouvement de doigt. Bien sûr, Takeo aussi avait ce pouvoir, mais j'avais la sensation qu'il n'en avait pas conscience. Ou plutôt qu'il refusait d'en avoir conscience. Si j'étais touché par son discours sur notre amitié, j'étais aussi conscient qu'aucun dirigeant ne s'autorisait ce genre de discours en le pensant sincèrement. Hors, la sincérité transpirait par tous les pores de sa peau. Pour lui, que je sorte de la fange, qu'il soit de la plus haute naissance ne comptait pas, nous étions amis après avoir appris à nous connaître et nous apprécier, malgré nos différences.

Je m'inclinais malgré tout vers l'impératrice régente :

"J'espère que votre altesse me permettra la conservation des usages envers sa personne. Si l'empereur me chérit de son amitié, je ne puis me permettre une telle familiarité envers vous. J'implore votre compréhension."

Un petit cirage de pompe qui me mettait mal à l'aise, mais qui semblait nécessaire au vu de son air pincé quand elle m'avait vue. Seulement, je pouvais comprendre que mon apparence en plus de mes manières dues à mon ignorance avaient dû la rebuter de prime abord. Il ne tenait qu'à moi de lui prouver que je n'étais pas là pour profiter de son fils sans offrir quoi que ce fût en retour. Je me tournais de nouveau vers Takeo, la détermination brûlant toujours au creux de mon ventre :

"Être ton ami est le plus grand honneur que tu puisses me faire, mais je tiens malgré tout à être un atout pour Ryoshima. Si je deviens pupille d'état, je ne veux pas que ce soit pour profiter de ta bonté, l'amitié va dans les deux sens. Si tu m'autorise à rester, je refuse d'être un poids pour autant. Je ne sais pas encore comment, mais je me montrerais utile à la cours d'une manière ou d'une autre. Et en tant qu'ami, je serais toujours une oreille attentive pour toi et si je le peux, mon aide t'es acquise. "

Je ne voyais pas en quoi un garçon comme moi pouvait aider un empereur, mais par contre, un garçon comme moi pouvait en aider un autre sur des matières de garçons... Alors peut-être qu'avoir un ami qui se comporterait normalement avec lui ferait du bien à Takeo.

Pour la première fois depuis longtemps, Takeo parvenait à regarder un regard fier, et droit. Pour la première fois depuis longtemps, il ne détournait pas le regard ; il ne regardait pas par la fenêtre comme s’il avait voulu être un oiseau, il ne regardait pas ailleurs comme s’il avait voulu être n’importe où sauf la pièce où il se trouvait. Parce que pour la première fois depuis longtemps, il avait l’impression de dire les mots qu’il fallait. D’être là où il fallait. Dire à Astrée qu’il était son ami et par conséquent,  jamais il ne serait son serviteur, c’était une chose terriblement importante. Essentielle. Cruciale. Il se sentait presque fier de lui pour le coup ; il avait réussi à extérioriser une idée aussi importante, et à le dire de manière assurée.

“Ne me remercie pas. C’est absolument normal.”

Et il réussit à sourire ; juste un peu.  Pour une seconde, il fut Takeo, et non pas l’Empereur.

Mais s’il y avait bien une personne qui jamais ne sortait de son rôle, c’était bien Mère, et il n’aima pas le regard bref qu’elle lui adressa. “Nous parlerons plus tard”, signifiait ce regard. Mais il resterait fort. Il ne pouvait pas plier sur le sujet important qu’était Astrée. C’était son seul ami. Il se battrait pour qu’il reste au château, voilà tout. Et tant pis si à cette minute elle arborait cette expression qu’il détestait tant.

“Je vois que vous avez déjà commencé à comprendre les usages de Ryoshima. C’est bien.” répondit-elle simplement. Takeo fronça les sourcils. Il lui semblait sentir cette arrogance si particulière de la noblesse ryoshimaise ; l’art de rabaisser quelqu’un l’air de rien.. ou plutôt, de souligner l’écart qu’il existait entre son ami elle  Après.malheureusement pour lui, Astrée avait commis une petite bourde. Il n’aurait pas eu besoin de se justifier quant à son langage soutenu, et son manque de familiarité ; bien au contraire. C’était des choses qui allaient de soi. Il parlait quand même à l’impératrice régente, pas à une poissonnière de village !  Evidemment, qu’il ne pourrait se montrer familier, même dans un millier d’années !

“Je n’ai besoin que de ton amitié, Astrée. Mais je te remercie.” Cela le dérangeait un peu cette histoire, soyons honnêtes ; même si dans le cas où leurs situations auraient été inversées, il aurait sans doute agi de la même façon. Un Ryoshimais n’aimait pas embarrasser son interlocuteur, ou le déranger, ou.. n’importe quoi au fond. Il se serait confondu en promesses d’aide aussi.

C’était terrible parfois, le protocole.

“Mais tu as fait long voyage depuis le monastère, peut-être désirerais-tu une collation, après avoir pris un bain ? Nous avons à parler.” Et baissant la voix pour qu’elle ne soit qu’un murmure, il ajouta. “Il faut te laver complètement avant de rentrer dans l’eau du bain, pour ne pas la souiller. Le bain n’est qu’une relaxation.” Mieux valait prévenir que guérir. C’était une des subtilités de la culture ryoshimaise,qui pouvait parfois déconcerter les étrangers.  Autant qu’Astrée commence sur des bonnes bases au château, déjà que son arrivée était un peu..remuante..

Je hochais la tête avec un sentiment de soulagement. Je n'avais pratiquement pas pu me laver depuis que j'avais quitté le monastère pour venir ici, ce qui faisait une sacré trotte.

"O.. Oui je te remercie, je vais faire ça."

J'écoutais attentivement ses conseils pour le bain et suivit un domestique jusqu'à une salle d'eau. Comme me l'avait expliqué Takeo, je me frottais en dehors du bain et me lavais avec le bac mis à ma disposition, dans un drôle d'endroit ouvert avec un tout petit rebord et légèrement en pente. Une fois cela fait, je vis une sorte de balais plat et l'utilisait pour ramener le maximum d'eau vers le trou qui fuyait et m'assis dans le bain.

J'y restais une dizaine de minutes avant d'en sortir, quand le même domestique m'apporta une tenue propre et un essuie. Je l'interpellais avant qu'il ne sorte :

"Excusez-moi, je ne vous dérange pas longtemps, mais cette tenue est appropriée pour rencontrer l'empereur ? Je... je ne voudrais pas être grossier malgré moi..."

Il se contenta de hocher la tête et je le remerciais en m'inclinant, moins bas que pour Takeo, mais assez bas malgré tout, tout en espérant ne pas commettre d'impair. Je m'essuyais et m'habillais, m'y reprenant à deux fois pour trouver le sens du vêtement et, une fois fait, je sortis de la pièce d'eau, le coeur un peu plus léger. Le domestique m'attendait et me conduisis à un salon où se trouvait Takeo.

Sur le seuil, je regardais rapidement autour de moi. Aucun signe de l'impératrice... Je sentis une tension quitter mes épaules et mon estomac malgré moi. Peut-être arriverait elle plus tard, mais pour le moment elle ne semblait pas être là. Je m'avançais, m'arrêtais à quatre pas de l'empereur pour m'agenouiller et le saluer, avant de relever la tête penaud :

"Je... C'est ça le protocole hein ?"

J'étais un idiot de village paumé au milieu d'un palais impérial. Heureusement que l'homme face à moi était un ami, sinon mon cou aurait été allégé depuis un certain temps déjà...

Takeo ne put s’empêcher de soupirer intérieurement de soulagement lorsque Mère prit aussi congé après le départ d’Astrée - non sans un regard, qui lui semblait vouloir dire tant de choses. Fils je vais te surveiller, fils tu me déçois, fils tu as de drôles de fréquentations? Comment pouvait-il savoir, lui qui était un vrai livre ouvert et qui ne savait guère comment lire la communication non-verbale d’autrui. Les Ryoshimais étaient trop doués pour dissimuler leurs émotions, désespéra-t-il un instant. Et lui..lui avait vécu trop loin de la Cité-Mère pour arriver à déchiffrer les émotions de ses semblables. Il n’aimait pas tous ces secrets de toute façon. Un peu d’honnêteté et de franchise que diable ! Mais non. C’était impossible. A la Cour il devait surveiller ses arrières, parce qu’on pouvait lui sourire un jour et essayer de lui jouer un sale tour le lendemain. Et Mère était passée maîtresse dans l’art de maîtriser ses émotions. Il aurait voulu être comme elle, parfois, au lieu d’être en permanence à fleur de peau. Même si cela le mettait mal à l’aise d’être à ce point incapable de la comprendre. Cela lui donnait l’impression d’être un enfant qui faisait ses premiers pas, et dans un sens ce n’était pas faux. Il faisait ses premiers pas dans la politique ryoshimaise, avec des années de retard. Et comme tout enfant..il trébuchait, tombait et se relevait..un peu? Parfois. Il avait réussi à reprendre contenance après cette horreur de festival culinaire, d’une certaine façon..

Mais la prochaine épreuve, était-il capable de l’affronter ?
Arriverait-il à s’en sortir seul ?
Il en doutait, parce que depuis qu’il était de retour à Ryoshima, Takeo ne savait rien faire seul. Tout était si compliqué.
Et il se sentait tellement isolé, au milieu de la Cour qui gravitait autour de lui.

Mais il n’était au moins plus seul dans la pièce où il attendait Astrée, puisque son ami finit par revenir, propre comme un sou neuf et habillé à la ryoshimaise. Il espérait..Il espérait que la domesticité du palais avait bien traité Astrée, parce qu’il venait de loin, qu’il avait vécu des choses affreuses - et surtout parce que c’était son ami, et qu’en conséquence, il méritait d’être traité avec le plus grand respect.

“Je n’en sais absolument rien." La bombe avait été lancée : Ashikawa Takeo ne connaissait rien au protocole ryoshimais. “Il existe tant de coutumes et de règles ryoshimaises que je ne connais pas…encore..” Il secoua la tête, un peu dépité.

Ah, heureusement qu’un serviteur apparut avec un plateau. Du riz, de la soupe miso, des légumes marinés, quelques gyozas.. et du thé, bien entendu, pour deux, aussi s'installa-t-il de l'autre côté de la table, et servit son ami. Le protocole ? Qu'est-ce que c'était ?

“Raconte-moi, Astrée. Que s’est-il passé depuis la dernière fois que l’on s’est vus au Monastère?” L’Empereur avait disparu ; ne restait plus que Takeo.