Le vent se lève [Alryon] ft. Alexander Galloway

Septembre 149

Les dernières semaines ont été marquées par les premières fraîcheurs de l'automne, les arbres ont commencés à changer de couleurs. Rien de plus normal pour cette période de l'année, adieu l'été et bonjour automne. Mais aussi par quelque chose de nettement moins habituel ou attendu : une agitation sourde de ma part. Je suis normalement assez patiente et calme, mais ces derniers temps je n'ai pas pu rester tranquillement en place. Une vibration constante qui traverse mes os et me pousse à une agitation constante. L'impatience me domine et les heures ne peuvent pas passer plus lentement.

Je me retiens avec peine de ne pas harceler de questions et de demandes sur les nouvelles de ma commande. Je connais déjà la réponse, mais rester tranquille à attendre m'est impossible. Sans le matériel que j'ai commandé, je ne peux pas avancer, et je veux avancer. Je n'aime pas cet état de stagnation dans lequel je me trouve, l'impression de me figer lentement dans l'ambre. Je ne peux rien faire qu'attendre, et je le supporte de moins en moins bien.

Je pars pour de longues promenades seule, je sais d'expérience que mes soeurs n'apprécient guère ma compagnie quand je suis dans cet état. Pour être franche je n'apprécie pas la leur non plus dans ces moments là. Je n'ai même pas le plaisir de pouvoir écrire des lettres à Arkimedes ou bien Adelheid, je suis à jour dans ma correspondance et mes courriers sont partis bien trop tôt pour que je puisse espérer une réponse prochainement. Dommage, avoir de leurs nouvelles m'aurait été une agréable distraction. Certainement plus efficace que de tourner en rond dans le domaine ou bien habiter mon atelier avec frustration. J'ai déjà réorganisé mes étagères et rangements de long en large et en travers. Sans parler du ménage intensif, l'ancienne grange n'a jamais été aussi propre.

Au moins je sais que quand j'y suis, je sais que je profite d'une certaine tranquillité. Et j'en profite pour remettre au propre, une fois de plus, le dernier plan que j'ai conçu. A défaut de pouvoir avancer dessus faute des matériaux nécessaires.

Je cours à travers le manoir puis la cour, je crois que mes pieds touchent à peine le sol. J'entrevois un fragment de Iris qui me regarde un peu perplexe, les bras chargés de matériel pour ses sculptures. Enfin, enfin ! Ma commande est arrivée ! Je n'en pouvais plus, je commencais presque à me demander si elle n'arriverait jamais ou bien resterai perdue à jamais dans le vide entre les Blocs. J'ai laissé en plan Henry, notre majordome, venu m'annoncer l'arrivée du livreur et de son convoi, il me semble même que je ne suis pas restée assez longtemps pour qu'il termine sa phrase.

En un temps record je suis devant les portes de notre domaine, essoufflée, mes cheveux en pagaille suite à ma course. Astrance dirait que je ne suis pas présentable, un vrai as de pique, avec mon pantalon usé et décoloré aux genoux, ma chemise trop grande pour moi marquée par des tâches qu'aucun lavage n'ont réussi à faire disparaître, principalement de l'huile spéciale ou bien de l'encre particulièrement retorse. Astrance dirait cela, mais elle n'est pas là et de toutes façons ma soeur a depuis longtemps renoncé à imposer un quelconque code vestimentaire dans notre demeure. Elle s'est rendue à l'évidence qu'elle ne faisait pas le poids face à une dizaine de ses cadettes appréciant de pouvoir travailler confortablement ou de ne pas se soucier en permanence des plis de leurs jupes. Et aussi que relever ce genre de choses en dehors de l'emploi de petites piques et remarques taquines ne servait strictement à rien, si ce n'est gaspiller de l'énergie.

Je pense aussi qu'elle apprécie énormément les poches et autres adaptations intégrées dans les créations de Crocus pour nous.

-Bonjour, je n'attends pas d'avoir repris mon souffle. On n'entrepose pas le matériel ici, c'est pour un peu plus loin. Suivez-moi.

Je prend rapidement le chemin vers ma grange, cette fois pas de coupure ou de détour, je choisi le trajet le plus direct et praticable. Je suis toute électrisée et impatiente.

Avant d'arriver à mon atelier il faut sortir des jardins et du parc de notre demeure, et il me faut vite admettre que le convoi n'est pas très adapté, ou même enclin, à couper par les parterres fleuris ou même la pelouse. Allées de graviers ce sera, je ne peux m'empêcher de faire la moue, mécontente de ce développement mais n'insiste pas. Je perdrais un temps précieux si je me mettais à protester et négocier pour ce détail, la comparaison des pertes et des gains est vite effectuée, et clairement pas en la faveur de protestations.

Giroflée a investi non seulement la serre, le jardin d'hiver et quelques parcelles de terre agricoles du domaine pour ses recherches et son plaisir personnel, mais aussi le parc en lui-même et son jardin. Sans en avoir le rôle officiel, elle est devenue la jardinière en cheffe des lieux. Je suppose qu'elle apprécierait le soin de la carriole et de son conducteur à rester en dehors de ses plates-bandes. Au moins une d'entre nous qui serait satisfaite.

Je sursaute un peu en entendant la voix du livreur, je ne m'attendais pas à ça. J'étais prise dans mes pensées, et dans mon roumégage en toute honnêteté. Je le regarde en le détaillant pour la première fois. Des cheveux blonds, un peu comme ceux d'Astrance, de Crocus et Daphné et aussi de Hortensia, pas aussi pâles que les miens et ceux de Lavande. De ce que je peux en juger il a un visage… agréable, ce qui marque le plus c'est l'absence d'un de ses yeux, certainement bleu à l'origine lui aussi. Ce doit être ça qui le rend vraiment reconnaissable pour les gens je suppose, avant qu'il ne pose des questions étranges. Je hausse les épaules, je n'ai rien à perdre à faire un peu la conversation.

-Cela dépend de laquelle vous parlez. Astrance est ici, mais pour Belladonna, Crocus et Daphnécela fait un moment qu'elles ne vivent plus ici à plein temps, vous aurez plus de chances de les trouver à la capitale. Sinon, Fuschia est certainement dans la bibliothèque avec
Jasmine, Giroflée quelque part dans le parc ou bien dans un champ, Hortensia et Kalanchoé doivent être auprès de Mère. Iris est dans son atelier, je ne pense pas qu'elle en sortira avant demain soir. Quant à Lavande, si elle n'est pas dans le manoir c'est qu'elle est à dos de pégase.

Mademoiselle York couvre douze personnes actuellement, certainement jusqu'à ce qu'une se marie. Ce qui ne semble pas être à l'horizon d'un futur proche. Mes aînées sont occupées à construire leurs carrières et leur propre nom, et mes cadettes sont encore trop jeunes pour considérer sérieusement un tel engagement.

-Vous vouliez en voir une en particulier ?

Je demande, curieuse de voir ce qui l'a poussé à poser cette question.

Ah, oui. C'est vrai que je suis aussi une mademoiselle York, comme mes onze soeurs. Une fleur parmi le bouquet sauvage de la famille ducale. Je hoche la tête.

-Effectivement, c'est moi.

Je n'ai pas pensé à me présenter, cela ne me semblait pas nécessaire. Il ne s'est pas présenté non plus je réalise. Si impolitesse il y a eu elle était mutuelle.

-D'ailleurs, vous êtes ?

Je demande désormais curieuse. Et je ne suis pas la seule je constate. Je n'ai jamais rien contre répondre aux questions sur mes travaux.

-Secret défense impliquerait que je travaille en étroite collaboration avec l'armée, je relève. Si c'était le cas je ne pense pas que j'aurais eu besoin de faire appel à vos services.

Être reconnue pour mes capacités par la monarchie ne serait pas une mauvaise chose, ce serait même une opportunité incroyable autant pour moi que pour le reste de la famille. Astrance serait aux anges, mais les chances que cela arrive prochainement, si tout court par la monarchie d'Alryon sont assez basses. Les York ne sont pas exactement en totale odeur de sainteté et nous ne sommes pas une nation qui met ses citoyennes particulièrement en valeur. Surtout dans des domaines considérés comme "masculins". Bah, je me suis faite à l'idée de continuer ma route sans cette bonne dose de pommade sur mon orgueil.

-Je veux d'abord les étudier plus en détail. C'est une chose que d'avoir des descriptions et des explications théoriques, c'est autre chose que de voir les choses en action. Et j'espère voir s'il n'est pas possible d'utiliser cette technologie pour d'autres applications que la navigation.

Je suis persuadée que cette possibilité existe, mais la vraie question est : comment réaliser tout cela.

Alexander Galloway, un nom aux consonances bien familières pour un individu si particulier. Je dégage une mèche de mes cheveux de ma figure, le mouvement capture un instant la lumière du soleil et la fait briller d'un pâle éclat. Avec Lavande j'ai les cheveux les plus pâles de ma famille, nos autres soeurs blondes ont capturés le soleil dans leur chevelure. Nous deux nous sommes plus proches de la lune qu'autre chose. Peut-être est ce par ce que je n'ai pas cette lumière éclatante sur ma tête qu'aujourd'hui je la poursuis dans mes recherches ? Une volonté de dompter l'astre qui m'a boudé à la naissance.

-Mercenaire ? Les affaires ne doivent pas être si bonnes si vous vous retrouvez à jouer les livreurs, non ?


Je demande, assez curieuse des subtilités et réalités de l'économie mercenairiale. Ce n'est pas quelque chose qui est beaucoup discuté ou évoqué dans mes cercles, pas du tout en fait. Mais il faut avouer que le rôle de coursier me semble bien loin de ce que l'on peut attendre d'une telle profession, et monsieur Galloway semble avoir vu des choses plus palpitantes avant de prendre cet emploi.

-Faire bouger autre chose que des navires.

Je n'ai pas envie de donner de faux espoirs pour des choses qui ne verront peut-être jamais le jour, pas alors que mes mains et mes doigts tremblent d'impatience de pouvoir saisir les voiles et découvrir les secrets de la magie qui y coure. Je chanterai plus tard toutes les rêves et les possibilités que mon esprit me souffle, comment plier la matière et retracer les limites du possible, ce n'est pas encore l'heure pour le moment. Il me faut garder ces murmures en moi, au moins encore un petit moment. Mais la tentation et l'appel des sirènes est fort…

-Je pense qu'il est possible d'utiliser l'énergie solaire canalisées dans les voiles pour autre chose. Les applications de cette technologie me semblent trop limitées actuellement, nous passons à côté de grandes choses.

A partir de là je suis lancée, mes mots deviennent un fleuve inarrêtable. Je lui parle de ce que le soleil et le vent pourraient nous apporter si nous parvenons à agencer les choses juste comme il faut. Je parle tellement que nous arrivons beaucoup plus vite que ce que je pensais à la grange.

J'ouvre les portes de mon atelier, faisant entrer la lumière automnale dans mon domaine. Les ombres glissent sur les squelettes de métal de mes dernières recherches, sur les plans affichés aux murs couverts de calculs et de notes effectuées selon les besoins à la craie, au graphite ou même à l'encre. Dans le fond de la grande pièce près de poele il y a mon bureau, couvert de papiers, de livres de recherches et d'engrenages divers qui brillent un instant dans le soleil. Je respire l'odeur d'huile, de bois et de papier qui se dégage de l'endroit, c'est si familier et réconfortant pour moi.

-Vous pouvez poser le matériel ici, je désigne un coin de la pièce spécialement dégagé pour cette fonction.

Je remonte déjà mes manches en m'approchant de mon établi pour récupérer mon tablier en cuir épais, il a clairement vu des jours meilleurs mais chaque trace et tache est connue et chérie pour moi.

-Les voiles par contre je vais avoir besoin d'aide pour en tendre une partie et les emmener dehors, donc ne les mettez pas avec le reste.

-J'ai ce qu'il faut.

Je réponds en tirant de grands cadres mobiles sur roulettes. J'ai eu le temps de les mettre au point et de les réaliser en attendant ma livraison, largement le temps. Ces montants sont prévus pour tendre les toiles; les déplacer et les replier facilement.

-J'ai déjà testé avec des draps, ça fonctionne comme il faut.

Tellement bien que j'en ai fait une paire supplémentaire pour le manoir quand ils ont besoin de laver les pièces de linges les plus grandes, nappes pour les festins, les grands tapis des salons et ainsi de suite.

-On va les tendre dehors, je veux voir comment elles fonctionnent sous le soleil.

Je fais rouler la première paire de support dehors en attendant Alexander, qui semble bien ressentir le poids des voiles en cet instant. Je l'aide à déballer de leurs protections le tissu spécial, sous les rayons du soleil les fils parcourant l'étoffe prennent subtilement des nuances d'or et de feu dessinant le circuit qu'ils empruntent. Au toucher c'est froid, presque gelé même, à la fois plus doux et plus rêche que ce que j'imaginais. Je frissonne et me penche un instant pour en sentir l'odeur, rien de particulier ne s'impose à moi, rien que quelque chose de neutre qui ne couvre pas le parfum de l'air et de l'herbe autour de nous.

Je me redresse et explique à mon assistant de circonstance comment nous allons procéder pour tendre la voile. Je lui montre comment accrocher un coin, puis utiliser le système de poulies pour hisser la toile. Il nous faut juste tirer sur la corde suffisamment fort et longtemps avant de pouvoir fixer les coins inférieurs.

Ce n'est pas un travail sans effort mais le résultat est satisfaisant, et beaucoup plus vite obtenu que si j'étais seule. Bientôt la voile se gonfle dans le champ sous le souffle d'air et des circuits orangés et dorés de plus en plus visibles de tracent sur toute sa surface. J'essuie un peu de sueur sur mon front et je souris.

-C'est une création incroyable.

Il est clair que nous partageons la même appréciation de la vision de notre travail accompli. Même si nous sommes au début de l'automne, les températures encore chaudes couplées à l'effort que je viens de produire me laissent en sueur. Sur ma langue c'est autant le goût de la soif, de la sueur et de la satisfaction que je sens.

-Je n'ai pas encore eu très souvent cette chance, pas assez pour pouvoir étudier les caravelles autant que je le voudrais, j'avoue.

Je le regarde un instant, son profil qui se découpe dans le ciel bleu de la journée, lui a du beaucoup plus voyager que moi.Qui sait ce qu'il a bien pu voir et entendre, moi j'ai surtout lu et construit un monde d'acier et de suie de mon côté.Un modèle réduit mais aux moindres détails connus de moi, un monde rassurant et familier.

-D'abord nous allons prendre une pause.Vous devez avoir au moins autant soif que moi, je décide en tournant déjà mes talons vers la grange.

J'ai faim aussi je crois, peut-être me rest-t-il quelques biscuits salés et un bout de fromage dans une de mes boites en métal.Sinon il me faudra remplir mon estomac d'eau et attendre de rentrer au manoir. Si je n'avais pas été aussi préssée j'aurais pu penser à faire un crochet pour partir avec de quoi me sustenteer.Bah, ce sera pour la prochaine fois.

-J'espère que vous aimez le thé noir, je n'ai que ça.

Je sors la boite en métal et en examine le contenu, presque terminée mais il reste assez de feuilles séchées pour préparer encore une théière bien corsée. Cela ira.

-Commencez à allumez le poele pendant que je m'occupe du reste.Cela nous fera gagner un peu de temps, je commande sans le regarder occupée à sortir de mes étagères le matériel nécessaire.

Ma bonne vieille bouilloire de métal au cul noirci par la suie et les années d'utilisation, sa surface rouge écarlate écaillée et cabossée par endroit, mais toujours en service et efficace avec ça.Elle siffle comme un enfant dans les champs avec un sifflet d'herbe tout frais après ses camarades de jeu. Je dépose deux tasses en céramique presque pas ébréchée sur la table avant de me diriger vers la sortie avec ma bouillore pour aller chercher de l'eau.Je suis en train de franchir la porte quand je me rappelle d'une chose importante.

-Surtout pensez à bien retirer le conduit branché.

Je lance rapidement avant de poursuivre ma route vers la pompe, à quelques minutes de marche d'ici.

Je ne suis pas encore arrivée à la pompe qu'un sifflement strident se fait entendre. Comme de la vapeur s'échappant d'une très très grosse bouilloire. Un son que je ne connais qu'un peu trop bien, c'est celui qui a marqué mes derniers essais d'automatisation sur mon distributeur de paille. Les essais qui m'avaient convaincus que non, définitivement non la vapeur c'était pas ce sur quoi j'avais envie de travailler. Et aussi que ça avait vraiment de risques de partir un peu trop mal, un peu trop vite au goût de tout le monde.

Il n'a pas débranché le conduit, j'en ai la certitude avant même d'avoir terminé de me retourner en direction de la grange pour voir la ligne de fumée blanche s'élever vers le ciel. C'était bien la peine que je le prévienne de débrancher le conduit du poele ! Bon, je ne prendrai pas de thé immédiatement.

Je tourne les talons et commence à courir, comme un lapin à la différence près que je me dirige vers la source de danger potentiel plutôt que l'inverse. Je sens mes cheveux battre dans mon dos, ma lourde tresse balloter et taper régulièrement contre moi alors que je cours. Je ne sais pas trop à quoi m'attendre à la fin de mon élan, quel genre de catastrophe je vais découvrir. Ce n'est pas la première fois qu'un accident de ce genre se produit, mais c'est la première fois que je ne suis pas là aux premières loges pour juger la situation. Soudainement la cicatrice sur mon front, généralement si silencieuse et discrète, me gratte et me brûle, peut-être est-ce la sueur ? Peut-être est-ce le vent qui vient frapper mon front ? Peut-être est-ce le soleil d'après midi qui vient frapper avec plus de force que je ne l'aurai cru ma peau pâle ?


Ou bien alors c'est le souvenir du métal brûlant et tranchant. Le souvenir du sang chaud sur mon visage et dans mes yeux, du goût métallique dans ma bouche, de l'odeur âcre qui m'a prise à la gorge.

Je cours, je crois que je vole presque. Je suis toujours trop lente.

Que ce soit moi en sang sur le sol, à regarder le plafond alors que mes oreilles sifflent et bourdonnent en même temps, c'est une chose. Que ce soit quelqu'un qui n'a rien demandé s'en est une autre.

Je cours, je ne vais toujours pas assez vite sur le sentier.

Dans ma main j'ai toujours la bouilloire, elle balance au bout de mon bras. Je ne la lâche pas. Elle est lourde, sa peinture rouge attrape quelques reflets ensoleillés. Je ne la lâche pas.

Et j'arrive, à bout de souffle devant les portes grandes ouvertes de mon atelier. Le sifflement s'est presque totalement tue, une buée chaude entoure le monde mais elle commence déjà à retomber. Le mercenaire est là, debout en un seul morceau, des papiers pleins les bras. Le visage rougis par la chaleur, mais il semble globalement indemne. Je ne peux pas m'occuper de lui immédiatement, il me faut régler le plus urgent en premier. Je lâche enfin la bouilloire, je la récupérerais dans l'herbe plus tard et j'entre dans le sauna qu'est devenu mon atelier.

Je connais les lieux par coeur, je n'ai pas besoin de voir dans le brouillard pour m'orienter. Je sais d'instinct où trouver ce dont j'ai besoin, mon corps sait parfaitement le nombre de pas et quels mouvements effectuer. Je le laisse prendre le relais pour enfiler mes gants de cuir épais et pour marcher vers le poêle afin de retirer pour de bon le conduit. Mon regard se porte déjà sur les ombres sombres et fumantes de ma machine et du réservoir d'eau. Ma prochaine étape sera de déconnecter les deux et de couper l'afflux d'eau. Plutôt dans l'autre sens d'ailleurs. Je ne vois pas grand chose dans la buée, mon front et mon dos se couvrent encore plus de perles de sueur. Je vais avoir besoin d'un sacré pichet d'eau et d'un bain frais mémorable en sortant d'ici.

J'y penserai plus tard. J'y penserai quand j'aurai sécurisé la situation. La vanne est fermée. L'apport coupé. Le silence retombe. Il est lourd et blanc comme la vapeur qui baigne les lieux. Je reste un instant immobile, le souffle court.

Un, deux, trois. Un, deux, trois. Une petite voix dans ma tête répète sans cesse à chacune de mes respirations. Un, deux, trois. Un, deux, trois.

Je sors, mon pas est lent. Presque précautionneux, mes jambes me paraissent un peu loin.

Un, deux, trois. Un, deux, trois.

Je suis dehors, l'air est légèrement plus frais. Je recroise le regard unique du mercenaire. Il est debout, toujours un peu rouge. Cette fois je remarque que ses cheveux blonds sont en pétard. Il n'a pas l'air d'avoir perdu un membre supplémentaire dans l'évènement.

-J'avais prévenu pour le conduit.

Je remarque calmement, presque sans réaliser moi-même que c'est ma bouche et ma voix qui sont en action.

-Vous avez quelque chose de cassé ?

Je demande, me doutant bien que non. Sinon il ne serait pas debout.

J'ai les battements furieux et sourds de mon coeur à l'arrière de mon crâne, et la petite voix en même temps qui continue sa boucle lancinante.

Un, deux, trois. Un, deux, trois.

Comme les paroles d'une vieille comptine monotone que j'aurais oublié.

Je hoche la tête lentement, elle est à la fois très lourde et légère. C'est étrange comme sensation. Je sens mes orteils se plier et déplier en rythme dans mes chaussure, le frottement du tissus cntre le fond de mes chausses me ramène comme progressivement sur terre.

Un, deux, trois. Frshhfrshh.

Je suis ancrée, je ne vais pa m'envoler dans les airs avec ma tête à la fois trop lourde et légère comme un ballon. Je reste dans l'instant, même si je suis un peu loin de moi-même.

-Pas sous la main.Il vaut mieux rentrer au manoir.

Je décide concernant la brulure du mercenaire. Je l'écoute et le regarde un peu en commençant à marcher pour récupérer ma bouilloire. Le poids familier de la fonte écarlate en main, un lest supplémentaire pour ne pas dériver parmis les nuages.

Tu as la tête dans les nuages et les yeux dans les étoiles, Eglantine, c'est ce que me dit souvent Astrance. Enfin surtout quand j'étais enfant, elle accompagnait toujours ses mots d'un geste tendre qui venait en retirer tout le coupant potentiel, et en faisait une caresse affectueuse.

Je regarde les morceaux de papiers sauvés de la vapeur et des éclats de métal. Ils me sont familiers mais je ne les reconnais pas de suite. Important ou pas, qu'elle importance ? Je secoue la tête. Il est encore trop tôt pour établir un bilan fiable des dégâts. Je hausse ensuite les épaules.

-Pas la peine d'être désolé. Après la troisième grange on s'y fait, ça se reconstruit.

Je frotte un peu ma cicatrice mon regard posé sur mon domaine encore fumant.

-Si vous pouvez marcher, rentrons. On devrait s'occuper de votre brulure.

J'aurais le temps de m'occuper de l'endroit plus tard, quand tout ne sera plus brulant. Au moins j'ai bon espoir que les voiles restées à l'intérieur soient restées intactes. Elles étaient bien emballées après tout. Je garde ma bouilloire avec moi, elle a survécu à toutes mes granges et expériences. A force c'est devenu une très bonne amie, une indéfectible compagne. Nous refaisons le chemin dans l'autre sens, seulement cette fois je guide le blond parmis les raccourcis pour aller plus vite, comme maintenant nous ne sommes pas limiter par le convoi.

Nous traversons ensuite rapidement les jardins, je le mène jusqu'aux cuisines, c'est là où on a le plus de chances d'avoir de l'eau froide.

L'équipe est un peu au ralenti à cette heure, ce qui dans une maison aussi peuplée que la notre ne veut pas forcément dire grand chose. C'est Danièle qui me voit entrer la première, Danièle travaille pour ma famille depuis avant le mariage de mes parents. Elle nous a toutes tantôt gavées de douceurs et de crème fouettée sur des scones encore tièdes durant une pause d'après-midi de jeux, tantôt vraiment fausement réprimandées de nos petites maraudries dans les cuisines. Danièle qui essuyait avec un air outré attendri nos joues sales, qui de temps en temps nettoyait nos égratignures.

-Eglantine, regarde moi dans quel état tu rentres ! Qu'est ce que tu as encore fait dans ton antre infernal ?

Je secoue la tête.

-Pour une fois ce n'est pas ma faute. Il nous faudrait de l'eau froid et des pansements, Danièle, tu en as ?

Cette fois son regard se pose sur Alexander, un peu derrière moi et un éclair de compréhension et de surprise passe dans ses yeux.

Danièle nous fais nous asseoir tous les deux avec une rapidité et une autorité qui coupe toute potentielle protestation. Pas que j'ai une quelconque objection à émettre en cet instant.

-Allez jeune homme, montrez moi ce que vous vous êtes fait. Ah oui, vous vous êtes pas raté. Heureusement pour vous que ces demoiselles nous ont habitués à ce type d'accident. On a ce qu'il faut pour vous soigner ça.

En quelques minutes Alexander est assis avec moi dans un coin de la cuisine le poignet enroulé dans un torchon propre dégoulinant d'eau glacée. «Pour stopper la brûlure». Moi j'ai une tasse brûlante de thé dans les mains, le parfum du thé noir vient chatouiller mes narines alors que ma propre bouilloire repose sur mes genoux et que je continue de plier et déplier mes orteils en rythme.

Frssh. Frssh.

Je sirote du bout des lèvres la boisson chaude, la tête un peu vide.

Frssh. Frssh.

-Je vais faire prévenir mademoiselle Astrance qu'il y a eu un accident impliquant un visiteur extérieur.

Danièle passe une main dans mes cheveux, je ferme un peu les yeux pour mieux en sentir le poids courir le long de mes mèches pâles.
Je ne suis pas encore revenue, je flotte toujours alors que mon corps est bien ancré .

Frssh. Frssh.

Astrance arrive rapidement, elle détonne dans la cuisine dans ses habits fins et pomponnée comme une poupée. En journée elle se présente toujours comme la parfaite lady, pas une mèche dorée de travers, pas un mauvais plis dans sa jupe ou un bout de tissu froissé dans son haut. Deux boucles en saphir, discrètes mais élégantes pendent à ses oreilles en rappel à l'azur de ses iris. On pourrait croire qu'elle n'a pas sa place dans le dallage propre mais bien plus grossier que la faïence en dehors des quartiers des domestiques, au milieu des casseroles cuivrées qui cherchent à rivaliser en éclat avec les chandeliers d'argent du petit salon. Mais elle a le pas et l'attitude d'une reine en son domaine, elle est la maîtresse des lieux, au même titre que nos parents. Peut-être même plus que nos parents, désormais.

Son visage est impassible, mais je la connais assez pour remarquer le léger pli à peine visible au coin de ses lèvres roses. Inquiétude ? Agacement ? Un mélange des deux ? Je ne saurai que dire.

-Ce n'est rien de bien grave, mademoiselle mais j'ai pensé que vous voudriez être informée au plus tôt.

-Merci beaucoup, Danièle.

Astrance la gratifie d'un hochement de tête léger mais approbateur, et Danièle n'a pas besoin de plus pour s'éloigner de nous trois et nous laisser un peu d'espace. Ma soeur se tourne ensuite vers le mercenaire qu'elle détaille des pieds aux cheveux en un regard rapide et acéré.

-Je suis soulagée de voir que vous ne souffrez pas de graves blessures, monsieur. Je vous prie de bien vouloir recevoir mes plus sincères excuses au nom de ma jeune soeur, elle peut être d'une imprudence malheureuse mais elle n'est pas animée de mauvaises intentions.

-Pour une fois ce n'est pas ma faute, je proteste sans grande force.

Astrance m'ignore royalement, sans que je m'en offusque, et continue de s'adresser au jeune homme blond.

-Croyez bien que votre mésaventure et les inconvénients en résultants seront largement compensés en plus de votre salaire initial.

Je me demande si ce ne serait pas plutôt à lui de nous compenser pour les dégats, étant donné que le couac d'aujourd'hui n'est pas de mon fait. Enfin pas complètement. Mais je ne dis rien et me contente de boire une autre gorgée de thé.

Les yeux bleus d'Astrance se posent sur le mercenaire, avec un éclat aiguisé nouveau. Je le reconnais, c'est l'étincelle qu'allument la curiosité et l'intérêt dans les pupilles de ma soeur. Quelque chose dans les demandes du jeune homme l'a intrigué, je ne sais pas quoi. Peut-être son offre est-elle ce qu'il faut d'excentrique pour cela ? On penserait que passer toute sa vie dans la famille York donnerait une meilleure résistance à l'inhabituel. Je reprend un peu de thé de regardant la suite.

La situation semble ne plus tellement me concerner, c'est entre les deux blonds.

***

Astrance York n'est pas une idiote. Entêtée, rancunière, féroce et impitoyable, oui. Idiote, non. Elle n'a pas ce luxe, pas avec le rôle qu'elle tient dans sa famille, pas avec la mission qu'elle s'est donné dès qu'elle a commencé à comprendre ce qu'impliquait d'être l'aînée de douze soeurs dans la noblesse alryonnaise et ne pas avoir de frère. Elle avait compris quel jeu cruel et tortueux il lui faudrait jouer, et quel genre de partenaires elle croiserait. Et elle avait appris à les reconnaître, et quelque chose lui criait que ce mercenaire à l'oeil unique en était un. Atypique, improbable, surprenant, intriguant, mais un joueur.

En silence elle le détaille, dissèque minutieusement chaque petit détail à la recherche d'un indice, d'une réponse. Elle le déshabille du regard sans retenue, mais pour le moment le jeune homme garde ses secrets. Et Astrance ses interrogations et la voix de son instinct qui rugit et se tord en elle.

Sa demande n'a rien d'habituel. La personne qu'elle a en face d'elle est ambitieuse, peut-être a-t-elle même les yeux plus gros que le ventre, ce qui est sûr est que ses dents rayent le plancher. Ce n'est pas nécessairement un défaut pour Astrance.

Elle pourrait refuser, ne pas se mêler à l'odeur lointaine de tempête et d'éclairs qui vient piquer son nez et agiter la bête en elle. Ce serait une option sûre, raisonnable. Elle n'a pas le luxe de ne pas prendre de risques, de jouer la sécurité et l'attente. En cet instant elle n'a pas envie de jouer la sécurité, mais d'embrasser le goût métallique sur la langue.

-Je vois. Il s'agitt d'une demande tout à fait réalisable. Je vais veiller personnellement à ce que vous obteniez satisfaction, monsieur…?